leonard cohen,
musique d'ailleurs
Comme à toute règle, il faut une exception : Leonard Cohen est peut-être le seul moderne qui démente l'adage selon lequel on ne fait pas de bonnes chansons avec de la bonne poésie (mais en France, au moins, on sait faire de mauvaises chansons avec de la poésie exécrable : demandez à Jean Ferrat). Sans musique, ses textes conservent leur hautaine minéralité et cette simplicité propre à la vraie profondeur. Sans doute parce qu'il s'est livré à la chanson comme à un dérivatif, en cet âge où d'autres remisent leur guitare et leur jeunesse trop pressée, son art a toujours cultivé des vertus autrement plus intéressantes que l'innocence. Ne s'étant jamais préoccupé de faire jeune, le prêtre pornographe ne sera sans doute jamais vieux. C'est là un privilège qui fait bicher. En espérant connaître un jour une aussi bonne fortune, on se plongera avec quelque profit dans le pavé anthologique que Christian Bourgois, seul éditeur à avoir compris très tôt l'importance du personnage, fait aujourd'hui paraître.
En près de huit cent pages sont rassemblés les extraits plus ou moins significatifs des recueils déjà connus (
Let us compare mythologies, Flowers for Hitler, The Energy of slaves, Parasites of heaven, Wonderful losers) plus la quasi-totalité des textes de chansons. Les choix opérés à l'intérieur des recueils sont, comme toujours, sujets à caution, mais là n'est pas l'essentiel. Les partis pris de traduction, eux, fourniront matière à de plus âpres débats. Prenant le contre-pied du travail de Dashiell Hedayatt - à qui l'on doit, outre ses traductions, une canonique
Cadillac rose et quelques romans signés Jack-Alain Léger -, Jean Guiloineau a préféré la précision à l'adaptation, le littéral au littéraire.
Une brève comparaison permet de prendre la mesure de cette différence :
"Elle est assise devant les volets de bois/Par une très chaude journée/La chambre est obscure, les photos sombres/Elle est tellement ennuyée/De ses cuisses trop grosses/Et son cul gras et affreux/Elle est trop poilue également/Les filles américaines qui ont de la chance ne sont pas poilues." (Hedayatt).
"Elle s'assoit derrière les volets de bois/Un jour de grande chaleur/La pièce est obscure, les photos sombres/Elle est profondément inquiète/Parce qu'elle a les cuisses trop grosses/Et un cul énorme et laid/Elle est aussi trop poilue/Les jeunes Américaines chanceuses n'ont pas de poil." (Guiloineau).
On ira, selon ses préférences, vers la licence poétique ou vers la fidélité neutre. L'édition étant bilingue, il est loisible d'imaginer d'autres choix : sans jamais être obscurs, les textes de Cohen sont assez mystérieux pour se prêter à de multiples interprétations. Certains ont été revus et corrigés jusqu'à dire le contraire de ce qu'ils disaient originellement :
"Et ceux qui ont été trahis/Reviennent comme des pèlerins à l'époque/Où nous ne produisions rien/Et où nous appelions poésie l'obscurité" est ainsi devenu
"Et que ceux qui ont été trahis/Reviennent comme des pèlerins/Quand nous n'avons pas cédé/Quand nous avons fermement refusé/D'appeler poésie l'obscurité."
Tout Cohen tient en de telles révisions, dont la morale est peut-être le simple adage biblique : brûle ce que tu as adoré.
Gilles Tordjman
déc. 1994,
Les Inrockuptibles, nº 62