Me revoilà pour une petite (?) chronique sur mon 2ème album fétiche, un album qui m'a marqué comme jamais, peut être l'album avec lequel je prends le plus de plaisir à l'écoute, en tout cas certainement l'album que j'ai le plus écouté (de même que mes vosins, mon chat et ma petite amie)...
Je vois pas comme je m'en lasserai, donc voici quelques mots pour vous convaincre de courir l'acheter si ce n'est pas encore fait:
Bruce Springsteen, The Rising, 2002
L'histoire est belle comme une chanson du Boss.
Peu après les événements du 11 septembre, Bruce Springsteen aurait été interpellé, alors qu'il flemmardait le long d'une plage du New Jersey, par un fan audacieux au volant de son pick-up truck : « Hey Patron ! Nous avons besoin de toi ! », aurait braillé le chauffard, toutes vitres baissées, dans la plus pure tradition des apostrophes murales inaugurées par l'Oncle Sam au début du siècle dernier…
« C'est un honneur d'occuper cette place dans la vie du public » a commenté le chanteur dans un entretien au New York Times. Confronté à la tragédie new-yorkaise, le chantre des oubliés de l'Amérique décidait d'y consacrer l'intégralité de son nouvel album.
Qui d'autre que Bruce Springsteen pouvait chanter le 11 septembre ?
Lui qui s'est fait, en près de trente ans de carrière, le porte-parole de l'Amérique des sans-grades. En 1984, il parlait au nom de tous les oubliés des années Reagan, sur son célèbre Born in the USA, faux hymne grinçant à la gloire de l'Oncle Sam. Dans The Rising, le Boss chante au nom de tous ces anonymes, traumatisés par ce mardi de cauchemar où des avions suicides se sont jetés sur New York et Washington.
Dans The Rising, le 11 septembre 2001 n'est jamais cité nommément, mais il hante tous les textes. Des personnes ordinaires dont la vie a basculé ce jour-là. Il n' y a pas de jugement dans les paroles de Springsteen, seulement des tranches de vie de personnes ordinaires dont la vie a basculé ce jour-là.
Parmi les victimes de l'effondrement des tours jumelles figurent nombre de ceux qui font habituellement la substance de la chanson springsteenienne. Pompiers, policiers, employés de bureau sont à l'image des anonymes, dont le chanteur, fils d'un chauffeur de bus et d'une secrétaire, né en 1949 à Freehold (New Jersey) a toujours aimé décrire la vie, les frustrations et le courage quotidien.
Mais, contrairement aux victimes du rêve américain et de l'économie qui peuplent ses meilleurs albums (Born To Run, Darkness on the Edge of Town, The River, Nebraska, The Ghost of Tom Joad), les morts des attentats du World Trade Center ne sont plus les oubliés d'un système, mais les héros d'un pays qui se fédère autour de leur sacrifice pour mener une nouvelle croisade. Bruce Springsteen pouvait-il, sans mal, passer brutalement de l'héroïsme des perdants à la grand-messe collective ?
Les quinze chansons de The Rising s'attachent surtout à des destins individuels : sauveteur, parent endeuillé, personnes sans nouvelles de leur compagnon, spectateur bouleversé et même, apparemment, un terroriste (Paradise). Ces chocs, ces pertes, ce désir de l'être disparu ne laissent pas insensible.
Bruce Springsteen, ne s'est jamais éloigné de son foyer d'inspiration, son New Jersey natal où il vit dans une ferme avec sa femme et partenaire sur scène Patti et leurs trois enfants. Mais jamais sans doute le Boss ne s'est senti plus proche de ses racines.
The Rising (en français, le lever, l'ascension, le dépassement, la renaissance, la résurrection ou la révolte, à chacun son interprétation) trouve une grande partie de sa source dans les attaques du 11 septembre. L'élégie aux victimes des tours jumelles, dont plus de 150 venaient du comté de Monmouth où résident les Springsteen, s'élève en un hymne à la survie.
Avec The Rising, Bruce Springsteen a retrouvé ses potes, ses collègues, son équipe, un groupe de rock que l'on peut prendre pour une métaphore des valeurs ouvrières de l'Amérique. Dès la pochette, on comprend : rien d'abstrait, d'artistique, d'élégant. On n'est pas chez Radiohead, ces Salvador Dali du spleen rock, ni dans l'hyper-cohérence sémiologique façon U2 : on a même le droit à une traduction en français des chansons, ce que l'on n'a pas vu depuis belle lurette dans le rock.
On redécouvre donc le Springsteen rocker pur et dur, avec guitares musclés et rythmiques imposantes qui, tirent souvent l'album vers les sommets.
Les solides séductions du E Street Band sont toujours là, bien sûr, du gros sax et des cymbales pour les doigts de fée du saxophoniste Clarence Clemons aux guitares de Nils Lofgren et Steven Van Zandt, cinq voix différentes, quatre guitares, une mandoline, un banjo, un accordéon et le violon de Soozie Tyrell (nouvelle venue dans le groupe).
Mais aussi la voix large de Springsteen en chef de famille conscient de sa charge :nourrir, élever, soutenir, malgré tout. Si un franc trouble s'affirme çà et là, qui lui fait implorer le Seigneur plus souvent que dans aucun autre de ses disques, pour accompagner cet évangile selon saint Bruce, les neuf musiciens du E Street Band sont parfaits.
Car, et c'est là l'une des surprises majeures de ce nouvel enregistrement de Springsteen, The Rising tient bien la route.
Toutes les conditions étaient pourtant réunies pour que The Boss se plante une nouvelle fois en beauté : retrouvailles avec The E-Street Band au grand complet (Van Zandt, Lofgren, Tallent, Clemmons, Weinberg, etc.), combo de menuisiers à réputation tapageuse dont il s'était sagement débarrassé (en studio) dès 1984 ; comportement paranoïaque de son label, couvant l'objet comme s'il s'agissait d'un document classé secret-défense…
Contrairement à ce que l'on pouvait attendre à quelques semaines de la célébration du premier anniversaire du 11 septembre 2001, The Rising n'est en effet pas un disque va-t-en-guerre, ni un brûlot revanchard et mobilisateur, comme l'Amérique profonde en a tant connu au moment de la guerre du Golfe. Mais plutôt une sorte d'album photo aux tons sépia, articulé autour du deuil et du sentiment de solitude insupportable découlant de celui-ci.
Il y a dans ce disque beaucoup de prières, de ruines, de désir de se cramponner à son amour, d'espoir et, finalement, de confiance affirmée.
Pas mal de retenue et beaucoup de dignité. Ce n'est pas Nebraska, ni The Ghost of Tom Joad, bien sûr, mais ce n'est pas non plus Born in the USA, brûlot anti-establishment malencontreusement interprété en hymne impérialiste. A croire que la traversée du désert de Bruce Springsteen, tricard des charts depuis belle lurette, lui a été finalement profitable. Lui remémorant en tout cas les vertus de l'humilité. Qualité à laquelle il apparaît indispensable de souscrire dès lors qu'on aspire à décrire la vie des petites gens besogneux, matière première du répertoire springsteenien. Au point de séduire parfois jusqu'à l'ennemi présumé...
A en croire la propre mère de Zacarias Moussaoui, Springsteen serait la rock star favorite de son fils, actuellement détenu aux Etats-Unis pour complicité supposée dans l'attentat du 11 septembre, au nom de la religion…
La religiosité, justement n'est jamais loin. Car c'est par la religion essentiellement que les Américains ont amorti le choc de la tragédie. Les morceaux de son dernier album, The rising, ne font qu'évoquer par allégorie le 11 septembre, ou plutôt le 12 : le réveil brutal de l'Amérique qui se croyait invincible.
Un vers de la chanson Mary's Place pourrait résumer à elle seule cet album : « My heart is dark but it's rising » (mon coeur est sombre mais il s'élève). Sur cette dialectique des sentiments (deuil intime/espoir collectif), le chanteur joue sans cesse. Ce faisant, il touche une corde très américaine. Pour trouver les mots justes, Springsteen, au moment d'écrire, a parlé avec quelques veuves de disparus du World Trade Center.
Le fan véritable ne s'était pas trompé: on avait besoin de lui...
Les titres :
1. Lonesome Day
The Rising s'ouvre sur cet énorme tube qu'est Lonesome Day un rock puissant où la guitare et la batterie ne font pas dans la dentelle et où, sur les conseils du producteur, Springsteen a ajouté des plages de violon du meilleur effet.
2. Into The Fire
Première chanson écrite après le drame, Into The Fire, raconte l'histoire d'un pompier pris au piège dans les tours du WTC sur une composition folk qui n'est pas sans rappeler Nebraska. « Le ciel s'effondrait, maculé de sang/Je t'ai entendu m'appeler puis tu as disparu/Dans la poussière, en haut des escaliers, au milieu des flammes », « Tu m'as donné ton amour et laissé choir ton jeune corps/Dans l'escalier au coeur du feu » chante-t-il dans Into the fire .
Le tout, ponctué de prières : « Que votre force nous donne de la force/Que votre foi nous donne de la foi/Que votre espoir nous donne de l'espoir/Que votre amour nous donne de l'amour », lance-t-il au pompier disparu.
3. Waitin' On A Sunny Day
S'ensuit un Waitin' On A Sunny Day qui n'aurait pas fait tache sur Born In The USA, un rock entraînant et plutôt bien balancé où réapparaît le violon du début. Il ose même un plus pittoresque : « Sans toi, je suis comme une majorette qui ne tient pas le rythme ».
4. Nothing Man
Nothing Man, chanson à la fois autobiographique et dédiée aux anonymes de la tragédie, on y retrouve le style et l'esprit de Streets Of Philadelphia, avec un tempo hip-hop lent et enivrant.
5. Countin' On A Miracle
Un chanson bien calibrée rock qui rapproche de la veine de l'album The River, le tout dans une ambiance gospel assourdissante et enchanteresse.
6. Empty Sky
Du pont qui enjambe la rivière Monmouth, Bruce ne peut plus voir les tours du World Trade Center ; c'est tout son désarroi et sa colère qu'il chante dans le très beau Empty Sky ( le ciel vide ) en pensant à l'absente imaginaire qui n'est plus dans son lit : « Je veux un baiser de tes lèvres, un oeil pour un œil »...
7. Worlds Apart.
je vous arrête tout de suite : Rien à voir avec un groupe pop célèbre de 4 garçon dans le vent du début des années 90.
L'une des plus belles compositions de The Rising est, sans nul doute, Worlds Apart. Pour sa dimension symbolique d'abord: aux côtés du E Street Band, le Boss a fait intervenir l'ensemble (tablas, harmonium, chœurs) du groupe pakistanais d'Asif Ali Khan interprétant une chanson religieuse islamique. Les deux mélodies se laissent d'abord découvrir séparément avant de, magiquement, s'entremêler. Ensuite, cette chanson apparaît comme la plus aboutie de l'album, musicalement parlant.
Sous la pluie bénie d'Allah, un monde nous sépare, dit-elle en substance - c'est d'ailleurs son titre : Worlds Apart. La chanson conte l'histoire d'amour contre vents et marées d'un soldat américain et d'une musulmane (Je cherche foi dans tes baisers, réconfort dans ton cœur/Je goûte la semence sur tes lèvres, je lèche tes cicatrices/Mais quand nos yeux se croisent, un monde nous sépare).
Une espèce de compromis saisissant entre world-music et binaire col-bleu trampoline. Une réelle trouvaille. D'autant que Springsteen n'hésite pas à prôner ici le plaisir charnel comme remède au fanatisme religieux : Oublions la vérité, nous la trouverons dans un baiser/Dans ta peau contre ma peau, dans nos cœurs à l'unisson.
8. Let's be friends
Le Boss flirte ici avec la soul, une curiosité dans la discographie du bonhomme.
9. Further On (Up The Road)
La suite de l'album change quelque peu de style et se poursuit avec un Further On (Up The Road) une chanson écrite pour ses fans il ya quelques années qui collent désormais parfaitement au post- 11/09.
10. The Fuse
The Fuse très rock, guitare et batterie en avant rappelant les meilleures compositions de Darkness On The Edge Of Town
11. Mary's Place
Bruce Springsteen et son Band renouent ici avec le New Jersey Sound de son pote Joe Grushecky and The Houserockers, dans une chanson colorée teintée d'espoir et d'amitié sincère.
12. You're Missing
You're missing, (NDLR : Tu es absent, tu me manques ou tu manques à l'appel ), bouleversante ballade, il s'immerge dans une famille qui n'a pas fait le deuil d'un père disparu.
« Le soir tombe et j'ai trop de place dans mon lit », confie ainsi You're Missing.
Il décrit le manque dans un mélange de paroles simples et touchantes « Tasses à café sur le comptoir, vestes sur les chaises, journaux sur le seuil, mais tu n'es pas là ».
13. The Rising
The Rising d'abord, morceau éponyme et brillant où le Boss donne la plaine mesure de son talent de songwriter.
Un refrain efficace qui me en exergue toute la puissance rock de Springsteen
14. Paradise
Dans l'impressionnant Paradise (aux accents émouvants de The Ghost Of Tom Joad), il fait même parler un kamikaze non identifié qui se fait sauter avec sa bombe : « Au milieu de la place du marché bondée/Je retiens mon souffle et ferme les yeux/Et j'attends le paradis. »
15. My City Of Ruins
Et, pour finir, une nouvelle orchestration pour le groupe de My City Of Ruins, une ballade gospel, où des chœurs répètent inlassablement « Come on rise up ! » (NDLR : Allez, redresse-toi). Ultime lueur d'espoir pour un disque hanté par le deuil, la mort et l'histoire.
Pour la petite histoire, Bruce Springsteen avait écrit cette chanson pour Nebraska, à propos de la minable ville côtière qui a vu débuter sa carrière dans le non moins miteux « Star Pony Club » une composition dans laquelle il racontait le déclin de son New Jersey natal, et qu'il a magnifiquement réadaptée pour The Rising.