entretien avec jean vioulac à propos de son dernier livre :
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extrait :
BR : Puis-je ici me permettre d’émettre une réserve, ou plutôt de vous demander une précision ? Lénine fut l’un des premiers admirateurs de Taylor et du management scientifique, Himmler importa les techniques des relations humaines (l’importance du « facteur humain » dans la productivité ouvrière), et des expériences cybernétiques significatives se déroulèrent au Chili et en URSS. De même, des administrations ou des associations, c’est-à-dire des organisations non marchandes, s’équipent de systèmes d’information et conçoivent leurs processus internes en termes de Lean Management. Est-ce donc à dire que cette diversité de situations organisationnelles, politiques et historiques se trouvent toutes absorbées dans la catégorie du capitalisme ? Et, de plus façon plus générale, peut-on établir un strict isomorphisme entre capitalisme et révolution industrielle de telle sorte que les structures des deux ensembles se recoupent parfaitement ?
Jean Vioulac : Vous parlez de « révolution industrielle », et c’est le concept qui s’impose en effet après des analyses qui mettent le monde du travail au fondement et se déploient donc à partir d’une ontologie de la production. La situation de crise qui définit les XIXe et XXe siècle et ce début de XXIe siècle n’est autre que l’ensemble des répliques d’un séisme fondamental, la révolution industrielle. Ce qui permet de situer notre époque dans l’histoire : elle est la seconde révolution totale après la révolution néolithique qui, il y a une centaine de siècles, a fait passer l’humanité de la préhistoire à l’histoire. Encore ce processus fut-il très lent, à partir d’une aire géographique très limitée, et ceux qui l’ont vécu ne se sont rendu compte de rien. La révolution industrielle a bouleversé l’existence des hommes, le monde lui-même et les conditions de la vie sur terre, en moins de deux siècles, et pour tous les peuples de la planète ; ces bouleversements sont tellement rapides qu’ils sont visibles à l’échelle d’une vie d’homme. Ce qui permet d’introduire un autre concept, celui de révolution : penser la crise, c’est tout autant penser la révolution ; dire que nous sommes dans une situation critique, c’est dire que nous sommes dans une situation révolutionnaire. Marx a donc analysé une révolution qui avait déjà eu lieu, sans que personne ne l’ait décidé, et il l’a définie par l’avènement du capitalisme, compris comme « révolution économique totale », il montre ainsi que quand on parle de révolution industrielle, on parle en vérité de la révolution capitaliste. Révolution authentique parce qu’elle est l’inversion pure et simple du producteur et de son produit : le travail est soumis à l’objectivité de la valeur, qui n’a pourtant d’autre source que le travail. Le sujet est ainsi soumis à son propre objet, et Marx définit fréquemment le capitalisme par « l’inversion du sujet et de l’objet ».
Dans le processus d’avènement du capitalisme, la révolution industrielle proprement dite est le moment de la « subsomption réelle » du processus de production, moment où le capitalisme met en place l’infrastructure technique qui lui est nécessaire. C’est-à-dire le machinisme, qui se définit par la même inversion : alors que l’outil est au service du travailleur, le travailleur est au service de la machine. La question que vous posez est absolument fondamentale : il s’agit de savoir si le rapport entre machinisme et capitalisme est structurel ou conjoncturel. Il me semble que dans son analyse du capitalisme, Marx tend à montrer qu’il est structurel, mais que quand il envisage la révolution communiste, il fait le pari qu’il y a un autre usage possible de ce système machinique. Je ne suis pas sûr qu’il puisse y avoir de réponse théorique à cette question. Jusqu’ici, l’histoire tend à indiquer que le rapport entre machinisme et capitalisme est structurel. Il ne faut pas être dupe en effet de la propagande soviétique qui prétendait proposer une alternative au capitalisme, puisque le bolchevisme n’a rien fait d’autre que déchaîner la révolution industrielle en Russie sous la forme d’un capitalisme industriel d’État fondé sur l’expropriation des paysans, leur prolétarisation et leur exploitation et, comme vous le soulignez, qu’il a massivement taylorisé la production : il est même possible de voir dans le stakhanovisme un triomphe du management.
C’est d’ailleurs en URSS que la cybernétisation de l’économie est expérimentée, où Victor Glouchkov met en place un « Système National Automatisé d’Administration de l’Économie » (l’OGAS) au début des années 1960 : mais le néolibéralisme ne fait rien d’autre que promouvoir une autorégulation cybernétique du marché mondial, et c’est au début des années 1970, au moment même où l’échec de l’OGAS en URSS est acté, que la bourse de New-York commence l’informatisation de la finance (avec le NASDAQ, qui n’a rien à envier à l’OGAS). Dans un cas la régulation cybernétique se fait par l’État, dans l’autre par le Marché, mais il n’y a là que deux modes différents de la domination des sociétés par une entité abstraite. Ce qui permet de comprendre que la question du Capital dépasse de très loin le seul champ économique. Le capitalisme, c’est « l’inversion du sujet et de l’objet », « l’autovalorisation de la valeur », c’est-à-dire le moment où l’idéalité pure est devenue « sujet automate » du processus de sa reproduction : le capitalisme est une chose trop grave pour être confiée aux économistes.