philip roth, ma vie d'homme
Le récit fondateur d'un enfer conjugal
Ceux qui s’intéressent aux liens entre autobiographie et fiction peuvent se réjouir : la publication de ce premier volume des oeuvres de Philip Roth en Pléiade donne l’occasion de redécouvrir l’un des grands romans méconnus de l’auteur de
Portnoy et son complexe (devenu
La Plainte de Portnoy dans cette édition) sur le sujet. Initialement publiée en 1974,
Ma vie d’homme, roman d’initiation noir inspiré du mariage de l’auteur avec sa première femme, Margaret Martinson, est le premier volume d’une poignée de chefs-d’oeuvre hantés par le spectre d’un personnage à la fois pathétique et monstrueux, et obsédés par le défi que représente le quotidien de la sociopathie la plus sauvage pour l’imagination de l’écrivain.
Une prison pire encore
L’histoire que raconte
Ma vie d’homme ne pourrait pas être plus simple : c’est celle d’un piège. Celui que se tend à lui-même, dans l’Amérique des années 1950, un jeune homme juif de 26 ans, Peter Tarnopol, élevé dans le goût de la décence et de l’éthique, et dans le culte de l’excellence universitaire et intellectuelle, lorsqu’il décide de laisser derrière lui un mode d’existence heureux, qu’il estime trop protégé, pour « vivre », devenir « un homme » et se construire un destin. Il fait alors la connaissance de Maureen, qui, bien que de cinq ans plus âgée que lui, cherche elle aussi à échapper à son milieu d’origine, dans le Midwest, avec un père alcoolique, violent et incestueux, aussi différent qu’il est possible de celui de Tarnopol. Elle voudrait être artiste, il veut être écrivain, tous deux cherchent la liberté, ils se croient faits pour vivre ensemble, et, en un sens, c’est le cas. Après quelques mois de liaison, le jeune homme, fasciné par l’histoire de cette femme au lourd passé, apprenant qu’elle est enceinte, l’épouse, et tous deux plongent en enfer jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Comment se libérer de ses origines sans sombrer dans la pathologie et s’enfermer dans une prison pire encore : telle est l’une des questions que pose ce livre – et qui parcourt l’oeuvre de Philip Roth. L’originalité de
Ma vie d’homme tient dans la façon dont l’auteur semble découvrir, en l’écrivant, l’étendue et les ramifications des obsessions qui sont les siennes. En particulier, les liens qu’il tisse peu à peu avec les aspects les plus monstrueux du personnage de Maureen. Femme en quête de libération perdue dans le labyrinthe de ses révoltes, archétype de la femme goy déréglée, figure folle du bovarysme américain, allégorie monstrueuse des États-unis eux-mêmes et baleine blanche personnelle de Philip Roth destinée à reparaître au cours des décennies suivantes sous des visages aussi différents que monstrueux dans
Les Faits (1988 ),
Opération Shylock (1993),
Le Théâtre de Sabbath (1995), l’épouse de Tarnopol devient la première grande figure, dans l’oeuvre de l’écrivain, de ce qu’il appellera plus tard – en citant Freud – « l’incontrôlabilité du réel ».
C’est ce coup de génie flaubertien consistant à exagérer le personnage – et à faire de son ennemi mortel sa source d’inspiration la plus vive – qui transfigure le roman et introduit, dans la suite de son oeuvre, ce que les universitaires aiment appeler la métafiction. En un sens, cette chronique maritale se résume à un défi lancé par Maureen-Margaret à Roth-Tarnopol, que l’on pourrait résumer comme suit : « Tu veux être écrivain ? Fais donc mon portrait toi qui te crois si malin! Quoi que tu écrives, ce sera plat. Je te battrai à ton propre jeu non avec ce que j’écris mais avec ce que je suis. »
Contre le personnage
Nul hasard si l’une des premières disputes du couple que
Ma vie d’homme nous donne à lire a à voir avec la littérature. Au sortir d’une soirée où Tarnopol a présenté à une jeune femme le conseiller littéraire de sa maison d’édition, Maureen l’apostrophe : « Et moi alors ? […] Je suis ton conseiller, tu le sais très bien ! Seulement tu refuses de le reconnaître ! Je lis chaque mot que tu écris, Peter. Je fais des suggestions. […] Et ensuite une riche putain vient planter ses nichons sous ton nez et te demander qui est ton conseiller et tu dis que c’est Walter ! Pourquoi faut-il que tu me rabaisses comme ça ? Pourquoi as-tu fait ça devant cette fille à la tête vide ? Parce qu’elle te fascinait avec ses gros nichons? Les miens sont aussi gros que les siens – touche-les un jour et tu verras ! » Maureen n’a pas entièrement tort. Elle est son conseiller littéraire, mais pas comme elle le croit. Elle est une éducatrice du chaos – le chaos américain autant que celui de la modernité –, et une façon de lire le roman est d’y voir la description du combat de l’auteur contre la voix de son personnage pour trouver la sienne.
C’est ce qui explique la construction si particulière du livre. Une sorte d’introduction intitulée « Fictions utiles » regroupe deux chapitres entièrement différents. Le premier, « L’apprentissage », rédigé sur un ton de comédie à la troisième personne, raconte la fin de l’adolescence et l’initiation sexuelle d’un jeune homme, Nathan Zuckerman (qui deviendra dans d’autres livres l’alter ego de Philip Roth). Écrit sur le ton hilarant de
Portnoy, il s’achève par la rencontre avec celle qui deviendra Maureen dans la suite du roman, mais se nomme, dans cette introduction, Lydia Ketterer. La suite nécessitant, nous dit le narrateur, « un sens de l’ironie plus sombre », le second chapitre, « À la recherche du désastre », est raconté cette fois à la première personne par Zuckerman lui-même dans un registre pondéré qui emprunte à Tchekhov et à Henry James. Cette partie, qui contient la scène de cunnilingus la plus cauchemardesque de l’histoire de la littérature, raconte comment, « à travers les avatars de la Perversité ou de la Chevalerie ou de la Morale ou de la Misogynie ou de la Sainteté ou de la Sottise ou de la Colère rentrée ou de la Maladie mentale ou de l’expérience ou de l’héroïsme ou du Judaïsme ou de la Haine de soi ou peut-être de la Fiction en art, ou de rien de tout cela ou de tout cela ou d’autres choses encore », Zuckerman choisit de laisser Lydia faire de lui « l’instrument de son salut » et de gâcher sa vie d’homme.
Mais le roman proprement dit ne commence qu’ensuite, quand, dans une seconde partie intitulée « Ma véritable histoire », on comprend que ces deux chapitres ont été écrits par le « vrai » narrateur du livre, Peter Tarnopol, pendant ses années de mariage, lesquelles viennent de s’achever par la mort de l’un des combattants – en l’occurrence, Maureen. Libéré mais sonné, Tarnopol entreprend de raconter ce qui s’est « vraiment » passé. Mais, tour de vis supplémentaire, ce récit est lui-même commenté de l’intérieur par le psychanalyste de Tarnopol, et surtout par la soeur de l’écrivain, Joan, qui dans des lettres brillantes donne son avis sur les deux « fictions utiles » qui précèdent. Si bien que la lecture des événements que fait Tarnopol est toujours mise en perspective, sans pour autant être niée.
Tarnopol a-t-il vraiment rencontré Maureen par hasard ? L’une des réflexions de Joan à son frère mérite d’être citée : « Tu es incapable de rendre le plaisir croyable. Un vrai mariage où tout va bien est aussi proche de ton talent et de ce qui t’intéresse que la conquête de l’espace. […] Ton imagination (qui marche main dans la main avec ta vie) va dans une autre direction. » En 1988, dans
Les Faits, récit cette fois strictement autobiographique dans lequel l’écrivain revient sur ce mariage, Nathan Zuckerman, intervenant en postface pour s’adresser à lui et lui recommander de ne pas publier le texte, dira en écho à Joan : « Les choses qui te minent sont celles dont tu te nourris et dont tu nourris ton talent. » Une définition, peut-être, de la modernité littéraire ?
Marc Weitzmann,
Le Magazine littéraire, septembre 2017
m. weitzmann a rendu visite à philip roth en octobre dernier :
http://www.lemonde.fr/livres/a(...).html
Citation:
Depuis 1959, année de parution de
Goodbye, Columbus (Gallimard, l’éditeur de toute son œuvre en France, 1962), Philip Roth a publié un livre à peu près tous les deux ans. Aujourd’hui, il est l’un des derniers
« écrivains absolus », au sens flaubertien : l’ultime représentant des romanciers nés avant le triomphe de la télévision, et dont l’imagination comme la puissance de concentration ont été entièrement structurées par la littérature, d’une manière pratiquement plus envisageable aujourd’hui.