Redstein a écrit :
Comment ne pas penser (la lecture de ce livre me convaincrait-elle du contraire ?) que de cet effondrement, attendu avec tant de passion qu’on le qualifie d'inévitable, l'aspiration est que renaisse un certain passé où chacun avait sa place prédéterminée, l'ordre global des choses allant de soi ?
avant de parler d'un livre, c'est préférable de le lire plutôt que de dire n'importe quoi. l'effondrement dont parle jean-marc mandosio a
déjà eu lieu. c'est un effondrement dont il ne se réjouit absolument pas.
en fait, il s'agit d'un quadruple effondrement :
- du
temps, au profit d'un présent perpétuel.
- de l'
espace, au profit d'une illusion d'ubiquité.
- de la
raison, confondue avec le calcul.
- de l'idée même d'
humanité.
la destruction du temps
humain est la marque de la société industrielle, où tout ce qui prend si peu de temps que ce soit est par définition une
perte de temps. ce dernier étant comme chacun sait, de l'argent. la rentabilité impose la loi du zéro stock, zéro délai : dans l'alimentation (repas-minute), dans les déplacements (voyages-express), dans la communication (transmission de données à haut débit), etc.
en contrepartie, l'allongement de la durée du "temps de loisirs" (c'est-à-dire les intervalles consacrés à dépenser l'argent qu'on aura su gagner en travaillant à toute vitesse) sera consacré à s'immerger, le plus longtemps possible, dans la communication en "temps réel", ce qui revient à ne jamais sortir du cercle du conditionnement néotechnologique (et donc marchand, puisque la néotechnologie est un système à la fois technique
et économique).
l'effondrement du temps s'accompagne évidemment de celui de la mémoire. à l'aune du "temps réel", un an est un siècle. il faut déjà recourir aux services d'un historien professionnel pour nous dire à quoi ressemblait le monde il y a six mois.
l'effondrement du temps est étroitement lié à celui de l'espace. la neutralisation des distances par la réduction de la durée des voyages et par la communication quasi instantannée via internet engendre une impression tout à fait fallacieuse d'ubiquité. ce n'est évidemment pas la distance réelle qui est supprimée, mais la représentation que nous en avons : l'expérience subjective de la distance subit, comme celle de la durée, une sorte de contraction.
c'est en étant plus nulle part qu'on peut avoir le sentimnt d'être partout à la fois. pour que cette contraction ait lieu, pour que le "temps réel" puisse être le même pour tous, en tous les lieux du globe, certaines conditions matérielles sont requises : extension du système industriel à toutes les sociétés, maillage de la planète par des réseaux homogènes de transport et de communication, uniformisation des modes de vie (avec préservation factice de diverses "réserves biologiques et culturelles).
il se produit alors un paradoxe : des lieux relativement proches mais qui ne sont pas desservis par les lignes aériennes, les autoroutes, le t.g.v., deviennent beaucoup plus lointains que d'autres pourtant plus éloignés.
la
contraction de l'espace s'accompagne ainsi de sa
destructuration. ce paradoxe, inauguré au XIXe siècle avec les lignes de chemin de fer, est un puissant facteur de désertification des zones non desservies et de concentration autour des principaux "noeuds" de communication. le développement des lignes aériennes et du t.g.v. n'a fait que le renforcer. en revanche, celui d'internet tend à favoriser une certaine décentralisation : on voit désormais des gens s'installer loin des villes tout en restant "branchés", mais c'est justement ce qui les empêche de "vivre à la campagne" et transforme celle-ci en banlieue verdoyante de la néotechnologie.
la déstructuration de l'espace entraîne celle de la subjectivité, car l'espace est comme le temps une forme
a priori de la sensibilité : non pas une chose que nous percevons, mais le cadre même de nos perceptions (cf. kant). dans un espace fragmenté à l'extrême, dépourvu de tout point de repère, la conscience devient elle-même fragmentaire et schizophrénique. on pourrait ainsi expliquer, au moins en partie, l'apparition presque simultanée dans tous les points du globe de tueurs en série et, plus généralement, de comportements aberrants et autodestructeurs.
la confusion entre le virtuel et le réel, la désorientation totale qui caractérise les schizophrènes de l'âge post-industriel, entraîne l'appauvrissement et la stérilisation de l'imagination. celle-ci cesse d'être créatrice et se limite à la consommation et au ressassement d'images préfabriquées.
la mémoire et l'imagination, en s'effondrant, entraînent nécessairement dans leur chute la
raison.
la dissolution accélérée de la raison va de pair avec la conviction, de plus en plus répandue, que la raison n'est rien d'autre qu'une simple faculté de calcul. cette conviction, devenue courante avec la généralisation de l'informatique, tire son origine d'une énormité attribuée au philosophe anglais thomas hobbes et que tous les spécialistes de l'"intelligence artificielle" répètent après lui : "penser, c'est calculer".
il n'en faut pas plus pour conclure que les machines à calculer (et les ordinateurs ne sont pas autre chose que cela) sont "intelligentes".
on a bien tort de confondre la raison avec l'art de compter, tout simplement parce que ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit.
qu'est-ce que raisonner ? on ne le sait pas très bien (ce qui signifie qu'on ne le sait pas du tout), et la meilleure définition reste peut-être encore celle qu'en donnait platon : "un dialogue de l'âme avec elle-même" (d'oû la
dialectique, initialement l'
art du dialogue, où la pensée avance par affirmations et négations successives).
l'exercice de la raison met en oeuvre non seulement une faculté d'enchaîner logiquement des propositions qui ne relève pas seulement de la logique formelle, mais aussi l'imagination, la mémoire et l'expérience sensible.
l'on nous annone la mise au point d'ordinateurs "biologiques", associant transistors et neurones, ou remplaçant les microprocesseurs de silicium par des brins d'adn.... ces nouveaux ordinateurs "calculeront" peut-être plus rapidement que les ordinateurs actuels, mais ils ne
raisonneront pas davantage : car ce qui manque à toutes ces machines, c'est la dialectique.
dans la mesure où les ordinateurs ne font - et ne feront - jamais qu'exécuter les opérations pour lesquelles on les a programmés, c'est des programmes eux-mêmes qu'il faut se préoccuper, ainsi que de ceux qui les conçoivent. cette sorte de "délégation de pouvoir" à un système d'appareils qui ne sont ni compréhensibles ni contrôlables par ceux qui les utilisent (cette connaissance et ce contrôle étant - sur ce plan-là, rien n'a changé depuis le temps du taylorisme - le domaine réservé des ingénieurs et des technocrates) est déjà en soi une raison suffisante pour refuser l'emprise de la technologie en général, et de la néotechnologie en particulier, sur nos vies.
le quadruple effondrement que nous venons de décrire - du temps, de l'espace, de la raison et de l'idée d'humanité - n'est pas un effondrement
possible, dont il faudrait se préoccuper à l'avenir, mais un effondrement
qui a déjà commencé. le processus a déjà atteint un stade très avancé. certains s'en réjouissent et s'efforcent de hâter le mouvement pour le rendre irréversible. très peu s'emploient activement à résister à cette tendance; la plupart sont indifférents, résignés, voire irrationnellement optimistes.
le rapport de forces est donc extrêmement défavorable, et les craintes exprimées dans les années soixante par horkheimer dans ses "notes critiques sur le temps présent" se trouvent pleinement confirmées : "la logique immanente de l'évolution sociale tend vers l'état final d'une vie totalement technicisée qui n'est que totale désillusion et tarissement de l'esprit. l'espèce humaine y sera ravalée au statut d'une race animale particulièrement habile et raffinée; le refus de cette régression relèvera finalement de la folie romantique, de la superstition, de l'évolution manquée de quelques exemplaires isolés de l'espèce".
ainsi, nous avons tout lieu de prendre au sérieux l'avertissement que l'on pouvait lire sur les affiches d'un film d'épouvante de série z : "l'espèce menacée, c'est vous."
Redstein a écrit :
Car enfin, quelle est l'utilité de la notion d'"utopie néotechnologique" sinon de privilégier une utopie contraire, dangereusement romantique et rétrograde – de tuer tout espoir de sortie de la société industrielle par le haut, vers un transhumanisme, par exemple ?
l'effondrement conjoint des trois facultés traditionnellement considérées comme constitutives de l'esprit humain explique assez que des voix toujours plus nombreuses s'élèvent pour proposer d'en finir avec l'espèce humaine dont il n'y aurait plus rien à attendre et dont les limitations apparaissent désormais comme un fardeau insupportable ou une scandaleuse atteinte aux droits de l'individu.
la même dialectique qui conduit la raison à créer les conditions de sa propre destruction a fini par renverser le progressisme humaniste de la renaissance en un projet visant à supprimer l'humanité.
notre redstein national serait-il un adepte de l'eugéniste michel houellebecq ? dans "les particules élémentaires" l'humanité est décrite par un narrateur post-humain comme l'espèce "qui pour la première fois de l'histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique".
le texte de houellebecq est étroitement apparenté à la "déclaration d'indépendance du cyberespace" : même aspiration à la délivrance des liens du corps, même dissolution utopique de toutes les contradictions dans le "paradis" d'un sentiment océanique de type néoreligieux. le dépassement de l'humanité prend toujours pour modèle l'ange, "asexué et immortel". on renonce à résoudre les problèmes qui se posent à l'humanité en considérant que le problème principal, c'est l'humanité elle-même.
le premier type de programmation de la post-humanité qui se profile à l'horizon est celui de la fabrication des enfants "à la carte". sur certains sites pornographiques, le client se voit offrir la possibilité de composer lui-même la pornostar virtuelle de ses rêves en choisissant dans un catalogue les seins, les fesses, les yeux, la bouche, etc., formant ainsi le portrait-robot de l'héroïne qui "vivra" des aventures sexuelles ayant, elles aussi, fait l'objet d'une sélection préalable.
la même interactivité ludique va être bientôt, à n'en pas douter, proposée aux futurs parents, qui ont déjà la possibilité de choisir le sexe de l'enfant à naître et sont une proie rêvée pour tous les bricoleurs du patrimoine génétique. ils seront enthousiasmés par l'idée d'obtenir une progéniture dotée des meilleurs attributs disponibles sur le marché, en fonction de leurs capacités financières : s'il s'agit d'un garçon, il faudra évidemment qu'il ne soit sujet ni à la calvitie ni au cancer de la prostate, qu'il soit - si possible en même temps _ un mozart, un bill gates, un zidane, et peut-être même un rocco siffredi.
s'il s'agit d'une fille, on lui évitera avec le plus grand soin l'ostéoporose, le cancer du sein et l'on souhaitera qu'elle ressemble à pamela anderson, sophie marceau ou lady di, avec l'intelligence de marie curie et la voix de la callas (ou de madonna). ceux qui ne voudront pas d'enfants transgéniques apparaîtront comme des ennemis de la société, de nouveaux barbares qui devraient se voir, en toute logique, interdire de faire des enfants qui poseront - ou plutôt qui
seront - des problèmes à la fois sanitaires et sociaux.
déjà, de plus en plus d'humains croient naïvement s'améliorer en recourant aux services d'une chirurgie trompeusement qualifiée d'esthétique, se défigurent à coups d'implants de silicone et se transforment volontairement en clones de michael jackson ou de la poupée barbie. on oit les perspectives qui s'ouvrent au marché mondial de l'eugénisme, et la standardisation des individus qui en résultera. ce résultat aura été exactement celui que l'on cherchait à obtenir, et ce depuis fort longtemps (jean rostand le notait déjà dans "science fausse et fausses sciences" en 1958 ).
on n'a fait, depuis 50 ans, que pousser l'anticipation en réalisant le programme prévu. et bien entendu, ceux qui le mettent en ouvre jurent leurs grands dieux que "la science est neutre" et que "les citoyens" peuvent et doivent contrôler "démocratiquement" le processus en exprimant leur choix.
la deuxième variété de programmation de la post-humanité, qui n'est nullement incompatible avec la première, est celle du
cyborg. la science-fiction (c'est là sa fonction) nous a habitu´s depuis longtemps à cette notion. le cyborg (mot-valise formé à partir du préfixe cyber et du substantif organisme) est un hybride d'humain et de machine; il ne faut pas le confondre avec l'
androïde, robot ayant la particularité de ressembler à être humain. robocop est un cyborg, terminator un androïde.
le thème du dépassement de l'humain par le cyborg agite de plus en plus les esprits, nourrissant les fantasmes les plus délirants. d'où la notion d'"utopie néotechnologique" dont tu te demandes l'utilité...
bibliographie : jean-marc mandosio, "après l'effondrement".