des millions de personnes mangent volontiers dans les fast-foods, tout en ayant la possibilité de manger ailleurs pour le même prix. c'est l'argument que brandissent les défenseurs des fast-foods. ainsi, selon eux, se sont "les gens" qui, spontanément, veulent, demandent, désirent cette sorte de nourriture.
pour répondre à cet argument, il faut rappeler le fait élémentaire que, au milieu d'un matraquage médiatique massif et continuel en faveur de certains styles de vie, le "libre choix" est plutôt conditionné.
mais il ne s'agit pas seulement de manipulation médiatique... l'accès à la plénitude de l'être humain nécessite une aide de la part de ceux qui possèdent déjà, au moins en partie, cette plénitude. laisser libre cours au développement "spontané" ne crée pas les conditions de la liberté. la "main invisible" du marché finit dans le monopole absolu ou dans la guerre de tous contre tous., non dans l'harmonie. ainsi, ne pas aider quelqu'un à développer sa capacité de différenciation signifie le condamner à un infantilisme perpétuel.
voici un exemple très éclairant. il existe quatre goûts fondamentaux dans le sens de la saveur : le sucré, le salé, l'acide et l'amer. or, le palais humain est capable de percevoir la dix millième partie d'une goutte amère dissoute dans un verre d'eau, tandis que, pour les autres goûts, il faut une goutte entière pour que celle-ci soit perceptible. par conséquent, aucun autre goût n'est aussi capable que l'amer de différenciation et d'une multiplicité presque infinie de sensations gustatives.
les cultures du vin, du thé et du fromage, ces grandes sources de plaisir dans l'existence humaine, se fondent sur ces gradations innombrables de l'amer.
cependant, le petit enfant refuse spontanément l'amer et n'accepte que le sucré, puis le salé. il doit être éduqué à apprécier l'amer, en dépassant une résistance initiale. en échange, il développera une capacité de jouir de ce domaine qui, autrement, lui serait resté inaccessible. mais si personne ne le lui suggère, l'enfant ne demandera jamais rien d'autre que le sucré et le salé, qui connaissent bien peu de nuances, pouvant seulement être plus ou moins forts. et c'est ainsi que naît le consommateur de fast-food, qui se base uniquement sur le sucré et le salé, incapable d'aimer des saveurs différentes. et ce qu'on n'a pas appris étant petit, on ne l'apprendra plus devenu grand : si un enfant qui a grandi à base de hamburgers et de coca-cola devient un nouveau riche et veut étaler culture et raffinement, il aura beau consommer des vins coûteux et des fromages de qualité, il ne saura jamais les apprécier vraiment (cf. le film "mondovino" expliquant comment certains viticulteurs français adaptent leurs vins aux exigences des consommateurs américains qui demandent un goût sucré et vanillé, lequel goût finit par devenir aussi celui de nombreux consommateurs français..)
on peut appliquer ce raisonnement sur le goût gastronomique au goût esthétique. il faut une éducation pour apprécier une musique de bach ou une musique arabe traditionnelle, tandis que la simple possession d'un corps suffit pour "apprécier" les stimulations somatiques d'une musique rock.
il est indéniable qu'une bonne partie de la population semble demander "spontanément" du coca-cola et du rock, des bandes dessinées et de la pornographie en réseaux. pourtant, cela ne prouve pas que le capitalisme, qui offre toutes ces "merveilles" à profusion, est en syntonie avec la "nature humaine". cela démontre plutôt qu'il a réussi à maintenir cette "nature" à son stade initial. en effet, manger avec un couteau et une fourchette ne fait pas non plus d'emblée son apparition dans le développement d'un individu...
donc, le succès des industries du divertissement et de la culture du facile n'est pas dû seulement à la propagande et à la manipulation mais aussi au fait que ces industries viennent à la rencontre du désir "naturel" de l'enfant de ne pas abandonner sa position narcissique.
désormais, tout contribue à maintenir l'être humain dans une condition infantile : télévision, publicité, jeux vidéo, programmes scolaires, expositions dans les musées, sport de masse... tout concourt à la création d'un consommateur docile et narcissique qui voit dans le monde entier une extension de soi-même, gouvernable d'un clic de souris.
la pression continuelle des mass media, l'élimination de la réalité autant que la "flexibilité" imposée en permanence aux individus et la disparition des perspectives traditionnelles de sens ainsi que la dévalorisation de ce qui constituait jadis la maturité des personnes remplacée par une adolescence éternelle dégradée : tout cela a produit une véritable régression humaine à large échelle, une authentique barbarie quotidienne.
bibliographie :
a. jappe, "le chat, la souris, la culture et l'économie"
b. barber, "comment le capitalisme nous infantilise"
c. boudan, "géopolitique du goût"