& durant qu'ils sont ainsi accaparés, l'Organisation Mondiale se penche avec intérêt sur les tentatives d'élevage industriel d'insectes comestibles et les recherches nécessaires à en faire un apprêt qui mette en appétit ; par préoccupation de pourvoir en protéines animales les 9 milliards de colocataires qu'on sera incessamment, et venus à bout de racler les fonds océaniques de toutes ces formes de vies non montrables en l'état, qu'il faut débiter en petites portions indistinctes ; et subventionner des laboratoires où l'on s'essaye à faire proliférer des cellules de poulet dans un bain nutritif (procédé à l'origine pour de la peau à greffer), ou à malaxer une pâte à tartiner avec les vers rouges du compost, qu'on ajouterait sur des tablettes de micro-algues en repas complet, par ce même tracas qu'il faudra bien nous trouver quelque chose à manger dans cet avenir qui est bientôt.
Innovations qui nous seront, par l'obligation de nous défaire de nos préjugés culturels et traditions caduques, d'ailleurs impossibles à perpétuer de toute façon, d'en finir de ces manducations préhistoriques, etc., un élargissement de notre horizon humain, etc.
& quand nous en serons là (être assis à table devant ce quelque chose sorti de son emballage), peut-être nous reviendront en mémoire nos années en ce moment de délires gastronomiques, d'engouement collectif pour l'art culinaire le plus recherché dans l'imprévu à procurer le frisson du nouveau, de ces préparations toujours se sophistiquant à la Des Esseintes et alambiquées de cuissons étonnantes ("Faire cuire sous vide 70 heures à 62 degrés"... "placez alors les filets dans un sac de congélation et passez au lave-vaisselle en cycle express"), de sauces, jus, bouillons, mousses, gelées, infusions à froid, coulis et réductions minutieuses, qui font ces compositions cubistes de saveurs et textures imposant un silence admiratif devant l'originalité en bouche ; de cette inondation de guides pratiques, de fiches-recettes en réalité infaisables, de cuisiniers vedettes, de factions rivales, de cours du soir, de restaurants à sensations sublimes qui font la rumeur, de chaînes spécialisées, de sites encyclopédiques, etc. ; et de ces listes impératives d'ingrédients rares voire introuvables, d'épices réservées aux initiés, de comestibles presque impossibles à obtenir dans leur fraîcheur indispensable, de ces fournisseurs hors de prix et derniers producteurs authentiques sur liste d'attente, etc. ; et que rétrospectivement cette fièvre obsidionale (si l'on examine) de ne rien manquer de ces préciosités et ces maniérismes nous apparaîtra peut-être, chose étrange, comme aux hommes des années 20 de l'autre siècle le délire décoratif des intérieurs bourgeois Belle Époque, surchargés de bibelots partout, d'encadrements aux murs, envahis de meubles sombres, étouffants de tapis, tentures et portières dans l'air raréfié de l'éclairage au gaz, juste avant que la Grande Guerre Industrielle ne vienne en souffler les fenêtres en vitraux. Ce "quelque chose" dans sa barquette sera notre Bauhaus.
Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse. 2011-2015