septième et dernier chapitre de "maintenant" :
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Aussi refoulée soit-elle, la question du communisme reste le cœur de l’époque. Ne fût-ce que parce que le règne de son contraire –- l’économie -– n’a jamais été si accompli. Les délégations de l’État chinois qui vont annuellement fleurir la tombe de Marx à Londres n’abusent personne. On peut bien sûr éluder la question communiste. On peut s’habituer à enjamber des corps de SDF ou de migrants à la rue chaque matin en allant au bureau. On peut suivre en temps réel la fonte des glaces polaires, la montée des océans ou les migrations affolées, en tous sens, des animaux et des hommes. On peut continuer de préparer son cancer à chaque fois qu’on ingurgite une fourchette de purée. On peut se dire que la reprise, un peu d’autorité ou l’écoféminisme viendront résoudre tout ça. Continuer ainsi est au prix de réprimer en nous le sentiment de vivre dans une société intrinsèquement criminelle, et qui ne manque pas une occasion de nous rappeler que nous faisons partie de sa petite association de malfaiteurs. Chaque fois que nous entrons en contact avec elle -– par l’usage de n’importe lequel de ses engins, la consommation de la moindre de ses marchandises ou le taf que nous abattons pour elle -–, nous nous faisons ses complices, nous contractons un peu du vice qui la fonde : celui d’exploiter, de saccager, de saper les conditions mêmes de toute existence terrestre. Il n’y a plus nulle part de place pour l’innocence en ce monde. Nous n’avons que le choix entre deux crimes : celui d’y participer et celui de le déserter afin de l’abattre. La traque du criminel, la soif de punition et de jugement ne sont si forcenées, de nos jours, qu’afin de procurer aux spectateurs, pour un instant, un succédané d’innocence. Mais comme le soulagement est de courte durée, il faut incessamment recommencer de blâmer, de punir, d’accuser – pour se dédouaner.
Peu de questions ont été aussi mal posées que celle du communisme. Cela ne date pas d’hier. C’est de toute antiquité. Ouvrez le
Livre des Psaumes, vous verrez bien. La lutte des classes, cela date au moins des prophètes de l’Antiquité juive. Ce qu’il y a d’utopie dans le communisme, on le trouve déjà dans les apocryphes de l’époque : « La terre sera commune à tous, et il n’y aura plus ni murs ni frontières… Tous vivront en commun et la richesse deviendra inutile… Et il n’y aura plus alors ni pauvres, ni riches, ni tyrans, ni esclaves, ni grands, ni petits, ni rois, ni seigneurs, mais tous seront égaux. »
La question communiste a été mal posée, d’abord, parce qu’elle a été posée comme question sociale, c’est-à-dire comme question strictement humaine. Malgré cela, elle n’a jamais cessé de travailler le monde. Si elle continue de le hanter, c’est parce qu’elle ne procède pas d’une fixation idéologique, mais d’une expérience vécue, fondamentale, immémoriale : celle de la communauté – qui révoque tant les axiomes de l’économie que les belles constructions de la civilisation. Il n’y a jamais la communauté comme entité, mais comme expérience. C’est celle de la continuité entre des êtres et avec le monde. Dans l’amour, dans l’amitié, nous faisons l’expérience de cette continuité. Dans ma présence sereine, ici, maintenant, dans cette ville familière, devant ce vieux sequoia sempervirens dont les branches sont agitées par le vent, je fais l’expérience de cette continuité. Dans cette émeute où nous nous tenons ensemble au plan que nous nous sommes fixé, où les chants des camarades nous donnent du courage, où un
street medic tire d’affaire un inconnu blessé à la tête, je fais l’expérience de cette continuité. Dans cette imprimerie où règne une antique Heidelberg 4 couleurs sur laquelle veille un ami tandis que je prépare les feuillets, qu’un autre ami colle et qu’un dernier massicote ce petit samizdat que nous avons conçu ensemble, dans cette ferveur et cet enthousiasme, je fais l’expérience de cette continuité. Il n’y a pas moi et le monde, moi et les autres, il y a moi, avec les miens, à même ce petit morceau de monde que j’aime, irréductiblement. Il est assez de beauté dans le fait d’être ici et nulle part ailleurs.
En prenant le sujet humain isolément de son monde, en détachant les mortels de tout ce qui vit autour d’eux, la modernité ne pouvait qu’accoucher d’un communisme exterminateur, d’un
socialisme. Et ce socialisme ne pouvait rencontrer les paysans, les nomades et les « sauvages » autrement que comme un obstacle à balayer, comme un fâcheux résidu au bas de la comptabilité nationale. Il ne pouvait pas même voir de quel communisme ils étaient porteurs. Si le « communisme » moderne a pu se rêver comme fraternité universelle, comme égalité réalisée, c’est en extrapolant cavalièrement le fait vécu de la fraternité dans le combat, de l’amitié. Car qu’est-ce que l’amitié, sinon l’égalité entre les amis ?
Sans l’expérience, même ponctuelle, de la communauté, nous crevons, nous nous desséchons, nous devenons cyniques, durs, désertiques. La vie est cette ville-fantôme peuplée de mannequins souriants, et qui fonctionne. Notre besoin de communauté est si pressant qu’après avoir ravagé tous les liens existants, le capitalisme ne carbure plus qu’à la promesse de « communauté ». Que sont les réseaux sociaux, les applications de rencontres, sinon cette promesse perpétuellement déçue ? Que sont toutes les modes, toutes les technologies de communication, toutes les
love songs, sinon une façon d’entretenir le rêve d’une continuité entre les êtres où, à la fin, tout contact se dérobe ? Cette promesse de communauté frustrée en redouble opportunément le besoin. Elle le rend même hystérique, et fait turbiner toujours plus vite la grande machine à cash de ceux qui l’exploitent. Entretenir la misère et lui faire miroiter une issue possible, tel est le grand ressort du capitalisme.