«S’il me fallait désigner le sommet de la création humaine, je nommerais L’Art de la Fugue.»
—Jean Le Moyne, Convergences, 1960
L’Art de la Fugue constitue un groupe colossal de variations, comprenant 14 fugues et 4 canons, tous construits sur un thème fondamental de 12 notes. C’est là le testament spiri-tuel de Bach — la dernière fugue étant du reste inachevée —, marquant en même temps l’a-boutissement de plusieurs siècles de musique polyphonique occidentale.
En même temps que le vieux Bach, déjà malade, était en train de terminer la composition de son œuvre ultime et d’en préparer la publication, il travaillait à la révision d’une série de 17 grands chorals pour orgue composés à Weimar plus de 30 ans auparavant. Ne peut-on avancer l’hypothèse assez fascinante que cette collection de chorals aurait pu être publiée comme cinquième partie de la Cla-vierübung, destinée à l’orgue comme la troisième partie (1739), et que L’Art de la Fugue eût été alors la sixième et dernière partie de cette même gigantesque entreprise d’édition de musique de clavier? Et cette ultime publication aurait alors marqué la fin même de son œuvre créatrice, correspondant aux six jours de la Création du monde… Bach comme émule de Dieu créateur…
Si L’Art de la Fugue démontre une science stupéfiante, l’œuvre possède surtout un caractère nettement subjectif et quasi autobio-graphique, un sens spirituel profond, et un pouvoir d’émotion extraordinaire que l’on pourrait qualifier d’apocalyptique et qui illustre bien la parole de Saint-Paul: «Toutes les créatures vivantes attendaient avec anxiété la révélation des Enfants de Dieu.» En d’autres termes, on peut considérer L’Art de la Fugue comme une sublime méditation sur l’existence humaine, la vie, la mort et les fins dernières.
Nous donnerons ici une brève et simple description de chacune des pièces de ce cycle, que Bach appelle «Contrepoints», qui pourra aider les mélomanes à comprendre le sens des procédés contrapuntiques utilisés et à mieux percevoir le déroulement de l’œuvre et sa grande diversité à l’intérieur de sa profonde unité.
4 fugues simples à 4 voix
Contrepoint 1 - Présentation du thème principal.
Contrepoint 2 - Addition d’un nouveau caractère rythmique (pointé).
Contrepoint 3 - Thème renversé: contre-sujet chromatique.
Contrepoint 4 - Thème renversé: étude d’épisodes sur 2 motifs.
3 fugues «par mouvement contraire»
à 4 voix
C’est-à-dire où la réponse du sujet prend la forme de son renversement. - Thème principal, mais avec notes de passage.
Contrepoint 5 - «in stylo antico».
Contrepoint 6 - «in stylo francese, per Diminutionem». Rythmes intensément poin-tés; réponses en valeurs deux fois plus brèves.
Contrepoint 7 - «per Augmentationem et Diminutionem». Ajoute aux 4 formes du thème du contrepoint précédent le thème en augmentation, c’est-à-dire en valeurs deux fois plus longues.
Triple fugue, à 3 voix
Contrepoint 8 - Ajoute deux nouveaux thèmes très caractérisés au thème fondamental présenté sous une nouvelle forme rythmique.
2 double fugues, à 4 voix
Contrepoint 9 - Exposition d’un nouveau sujet, auquel se joint ensuite le thème principal, en contrepoint double, «alla Duodecima» (à la quinte).
Contrepoint 10 - Exposition d’un nouveau sujet, auquel se joint ensuite le thème principal renversé, en contrepoint double «alla decima» (à la tierce).
Triple fugue, à 4 voix
Contrepoint 11 - Sur les thèmes renversés du Contrepoint 8, présentés dans un ordre différent; le dernier motif est une variante du thème B.A.C.H. (si bémol, la, do, si bécarre).
2 Paires de Fugues «Miroir»
C’est-à-dire où tous les intervalles d’une première fugue dite «rectus» sont exactement renversés dans sa réplique, dite «inversus», et donc où tous les intervalles ascendants deviennent descendants et vice-versa, et où les voix supérieures deviennent les voix inférieures et vice-versa, comme dans un miroir.
Contrepoint 12 - à 4 voix: a) Rectus; b) Inversus. Sur le thème principal, présenté en longues valeurs de rythme ternaire.
Contrepoint 13 - à 3 voix: a) Rectus; b) Inversus. Sur une variante du thème principal, en triolets de caractère animé.
Note: Bach a laissé de cette fugue une autre version, pour deux instruments à clavier celle-là — et cette indication autographe suffirait à prouver, s’il en était besoin, que le reste de l’œuvre est bien pour instrument à clavier —, où il ajoute une voix libre (non «miroir») au second instrument. Cette version, que la numérotation officielle de Schmieder donne comme Contrepoint 18, n’est pas incluse ici, n’ayant du reste été présentée qu’en appendice de l’édition originale.
4 Canons - à 2 voix Sur des variantes du thème principal
Contrepoint 15 - Canon à l’octave.
Contrepoint 17 - Canon à la quinte («alla duodecima»).
Contrepoint 16 - Canon à la tierce («alla decima»).
Contrepoint 14 - Canon en augmentation, par mouvement contraire.
Fugue à 3 sujets (inachevée)
Contrepoint 19 - à 4 voix
Aurait été une quadruple fugue, où le thème principal se serait joint dans une quatrième partie aux trois nouveaux thèmes (ou sujets), le dernier étant le motif B.A.C.H.
Par quelles œuvres compléter ce coffret consacré d’abord à L’Art de la Fugue, ce chef-d’œuvre ultime, sinon par quelques autres compositions qui lui sont contemporaines? Ce sont là d’autres exemples du style tardif de Bach, caractérisé par la plus haute science d’écriture contrapuntique et d’organisation structurale, ainsi que par un caractère de profonde et sublime densité spirituelle. En fait, ce coffret présente toutes les nouvelles œuvres écrites par Bach pendant les cinq dernières années de sa vie. Notons ici que, à part les autres pièces de l’Offrande musicale non incluses ici et qui font appel à d’autres instruments, ces œuvres sont toutes destinées aux instruments à clavier, orgue ou clavecin, pour lesquels Bach écrivit tout au long de sa vie et dont il fut un incomparable exécutant.
En premier lieu, le choral «Vor deinen Thron tret’ ich». Forkel, le premier biographe de Bach, nous rapporte que le vieux Cantor le dicta quelques jours avant sa mort à son gendre Altnikol et en fit changer le titre original «Quand nous sommes dans une extrême détresse» — on en a une version sous ce titre dans Le Petit Livre d’Orgue — pour celui d’un autre cantique chanté sur la même mélodie: «Devant ton Trône, je vais comparaître.» Ce serait donc, selon Forkel, la toute dernière œuvre de Bach (ce choral a été considéré jusqu’ici comme le dernier des chorals dits de Leipzig, mais probablement à tort car il est séparé de l’autographe des 17 chorals précédents par le manuscrit des Variations canoniques; et la seule source complète qu’on en ait se trouve du reste dans l’édition de 1751 de L’Art de la Fugue même, pour compenser, nous dit C.P.E. Bach, l’inachèvement de la dernière fugue). Dans ce choral, une science non moindre que celle manifestée dans L’Art de la Fugue se cache sous les aspects d’une sereine méditation, où les neuf dernières notes d’une cinquième voix ajoutée à la toute fin sous le choral semblent un dernier adieu à la vie.
Quant à l’Offrande musicale, l’on sait qu’elle tire son origine de la visite que fit Bach à Postam le 7 mai 1747 à Frédéric le Grand, sur l’invitation de celui-ci, et où il dut improviser sur un thème admirable, censément du roi lui-même. À son retour à Leipzig, Bach composa l’œuvre sur ce thème royal et qui comprend, en plus d’une grande Sonate en Trio et de dix Canons pour divers instruments, deux grands Ricercari pour clavier qui se prêtent admirablement à l’orgue (on a d’ailleurs des copies datant du XVIIIe siècle du Ricercar à 6 voix qui portent la mention «sonabile sull’organo»). Deux des canons apportent ici quelque variété et détente entre les deux blocs que constituent les deux Ricercari, autres sommets marqués par ces recherches si poussées de l’«Ars combinatoria» et de l’«Ars inveniendi» qui ont de plus en plus fasciné le vieux Bach.
De ces recherches, un dernier exemple vient clore cet enregistrement: les admirables Variations canoniques, encore aujourd’hui si injustement méconnues, composées et publiées aussi en 1747 par Bach pour son admission à la fameuse Société savante de musicologie fondée par Mizler, ancien élève de Bach. Soulignons que, de même que pour les Variations «Goldberg» (1742), l’Offrande musicale et L’Art de la Fugue, nous avons ici un cycle construit sur un seul thème unificateur; soulignons aussi l’amour constant de Bach, surtout à la fin de sa vie, pour le canon, forme rigoureuse s’il en est: nous en trouvons neuf dans les Variations «Goldberg», dix dans l’Offrande musicale, et quatre, mais fort élaborés, dans L’Art de la Fugue même. Soulignons enfin que, malgré cette rigueur du procédé canonique, Bach traduit ici pleinement le joie et l’exaltation mystique du cantique de Noël, dont les quatre périodes musicales seront énoncées simultanément dans les trois dernières mesures. Cette joie qu’annonce le texte du cantique «Du haut du ciel, je viens ici vous apporter tant de bonnes nouvelles, que je veux vous les dire par des chants…», cette bonne nouvelle (c’est là le sens du mot «Évangile»), Bach est venu nous les apporter par ses chants. Bach, cinquième Évangéliste…
Bernard Lagacé, Montréal, ce 27 juillet 1995, jour anniversaire de la mort de Bach