voici un article très personnel de gilles tordjman dans lequel jo privat est évoqué au passage, quelques mois avant sa disparition. jo privat, qui avait eu cette réplique fameuse à l'adresse de quelqu'un qui prétendait avoir eu une enfance plus déshéritée que la sienne : "tu pisserais pas où j'ai débourré."
Des airs anciens
Au fond, tu ne sais plus trop bien à quel moment tu as basculé. Il y avait ces musiques et ces gens de ton âge, toutes ces choses avec lesquelles on t'apprend à vivre sans discuter. Et puis, comme ça, des airs anciens se sont mis à briller d'un éclat plus vif. Certains pensent que c'est à ce moment que tu as arrêté d'être jeune. Tu sais, toi, que c'est plutôt de ce jour que tu as cessé de vieillir. Plus tard, tu as lu ces lignes d'un soldat inconnu : "Mes rêves se dissipaient comme ces blancs nuages ténus qui, au-dessus de nous, passaient sur la montagne, et je retournais à mes désenchantements pour revenir, une autre fois, de nuit, à mes joies." *, et tu as compris. Que la distance entre la peine et la joie est si ténue qu'elle se réduit à presque rien, petite comme ce demi-ton qui sépare la tierce mineure de la tierce majeure, et qui change pourtant tout. Ton goût t'a immédiatement porté vers le mineur. Il y avait toutes ces vieilleries qui paraissaient d'un coup être à leur point du jour : l'amertume de Gardel, la noirceur crépusculaire d'Anibal Troilo, la guitare cuivrée de Matelo Ferret, et celle de Crolla ; et surtout ces incroyables valses musettes qu'il est de bon ton de détester sans en avoir jamais entendu. Privat, Murena, Azzola, Carrara et les autres. C'était amusant de voir à quel point la musique la plus explicitement parisienne avait été une histoire de gitans et d'immigrés.
C'était au soir d'une ville presque entièrement détruite mais, pour toi, elle commençait seulement à se ressembler. Tu as connu des quartiers où tu n'étais jamais allé : la porte de Vanves, la rue de Flandre, les bars de la rue de Bagnolet, quand ils n'étaient pas encore sous le contrôle des lardus. Il y eut ces moments très étranges, dans des boutiques d'arrière-cour où les vieux accordéonistes se réunissaient le samedi après-midi pour se lancer des défis. L'un avait connu les boîtes de la rue Fontaine, à l'époque où l'on en dénombrait une trentaine, l'autre jouait encore les pièces de virtuosité à la main gauche seule, le troisième avait commencé d'apprendre à 65 ans. Personne ne s'est jamais étonné ni de ton âge ni de ta présence : ta guitare valait pour un laissez-passer. Elle est restée le témoin silencieux d'un monde fini. Un jour, tu n'es plus allé là-bas : il faut savoir finir une trêve.
Les musiques sont restées. Leurs titres invraisemblables, qui sentent la bagarre et l'amour trahi, pourraient encore demain composer une anthologie anecdotique de la manière dont on vit dans ce monde : Petit délit. Soir de dispute. Papillons noirs. Indifférence. Des airs enflammaient les bistrots où vous débarquiez à l'improviste, toi et les autres, quand vous saviez devoir trouver la meilleure écoute et le meilleur accueil chez les Kabyles. Des bribes de ça reviennent de temps en temps, comme des régurgitations un peu âcres. Après il y a eu les boléros mexicains, le son de Cuba, les guarachas de Porto Rico. La préférence est restée à ces enregistrements que la technologie n'est pas parvenue à pasteuriser complètement, à tous ces morts qui chantent encore. Ce n'était ni complaisant ni déprimant : c'était l'expérience cossarde de l'inépuisement du désir. Il y avait aussi un peu de jubilation à l'idée d'être seul à se souvenir de noms qui, sans toi, auraient été oubliés : ça te consolait vaguement de n'avoir pas su écouter ceux que tu avais laissés partir. Et puis un jour, tu as rencontré d'autres gens, et il est devenu clair qu'il n'y avait jamais eu de faute, et qu'on n'était jamais coupable d'avoir été insouciant. À ce moment-là, tu as pensé à ce que Cortázar faisait dire à Parker : "Ça, je suis en train de le jouer demain", et tu as arrêté d'en faire un plat.
Gilles Tordjman, 27 décembre 1995, C'est déjà tout de suite.
*Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937