voilà une chronique du musicologue gilles tordjman qui traite de l'importance du rock progressif (genesis, yes, can, neu!, etc.) :
Pour l'histoire officielle du rock, les années 70 font figure de repoussoir commode. C'est que, durant cette période bornée, grosso modo, par la fin des utopies (séparation des Beatles, mort de Hendrix) et la déferlante punk, le rock aurait oublié la fraìcheur des commencements pour céder à l'orgueil boursouflé de ses prétentions "artistes". Un certain nombre de groupes ou de musiciens ont donc fini par n'être plus cités que comme des épouvantails, et il est encore aujourd'hui de bon ton de ricaner à l'évocation de Yes, Genesis, et autres Barclay James Harvest. Revêtu de l'étiquette "progressif", ce rock-là s'est vu accuser des tares esthétiques les plus impardonnables. Mais surtout, on a stigmatisé sa position dominante, comme si, pendant tout ce temps-là, n'avaient pu s'exprimer que des virtuoses prétentieux ou des adeptes planants de la méditation transcendantale. Cette histoire est fausse, bien sûr; et tous les amateurs un peu éclairés savent qu'elle n'a pu s'édifier que sur un oubli concerté, une loi du silence qui a frappé rétrospectivement tout ce que cette décennie a produit de plus excitant en matière de musique brute, à savoir le rock allemand. Il faudra attendre le début des années 90 et Krautrocksampler, le livre de Julian Cope, chanteur anglais d'un des groupes les plus atypiques de la scène new wave, pour que soit reconnu le rôle fondateur du krautrock dans la genèse de toutes les musiques actuelles.
Faust, Can, Neu!, Kraftwerk, mais aussi le bouillonnant premier album de Tangerine Dream (si loin des "planeries" ultérieures auxquelles leur nom est désormais associé), Agitation Free, Amon Duul II, Annexus Quam : pour qui découvre aujourd'hui ces diamants noirs de l'orée des années 70, une sérieuse remise en question s'impose. Un exemple parmi d'autres : alors que tout le monde répète un peu paresseusement que Brian Eno et David Byrne auraient inventé à eux seuls le sampling et la world music avec My Life In the Bush of Ghosts en 1981, il suffit d'écouter Canaxis, de Holger Czukay - bassiste de Can - pour comprendre que tout cela était déjà merveilleusement défini depuis 1969... Mais c'est assurément la réédition des trois albums de Can qui risque de bouleverser durablement la vulgate de l'histoire du rock. Et détrôner Kraftwerk de leur piédestal visionnaire conquis avec Radio Activity, leur moins bon titre.
C'est comme si l'obscur duo caché derrière l'anonymat revendiqué de Neu! avait trouvé d'entrée la clé de la formule d'Hokusaï : "Chez moi, soit un point soit une ligne, tout sera vivant." En trois disques, Neu!, Neu! 2 et Neu! 75, ces invraisemblables théoriciens muets - l'absence quasi totale de voix rend leur colère redoutable - n'ont pas eu d'autre but que de réduire la syntaxe rock à sa plus simple expression : soit une série de morceaux sur un seul accord, soutenu par le pilonnage d'une batterie rigoureusement métronomique. Le miracle de cette musique est qu'on ne s'y ennuie jamais un seul instant. Et que sa violence atteint une telle stylisation qu'elle procure une sorte de calme paradoxal. De fait, toutes les musiques tenues aujourd'hui pour modernes existaient à l'état natif dans les trois manifestes de Neu! : la "trilogie berlinoise" de Bowie (qui, avouant sa dette à l'égard des Allemands, ne les a pas moins caricaturés, parfois grossièrement), la magnifique lumière noire de Joy Division, la raideur dangereuse de Wire, presque toute la musique électronique actuelle, les envolées icaresques de Scott Walker, jusqu'aux plus récentes merveilles de Radiohead. Mais il y a évidemment dans cette oeuvre bien plus qu'une simple histoire de rock. Parce qu'elle s'offre sans aucune justification, dans un silence terrible, cette musique-là ne donne plus à entendre qu'une radicalité souveraine et désinvolte; elle perpétue tous ces gestes de refus absolu qui, des grognements de Dada aux Séparations de Wolman, opèrent des fractures irrémédiables dans le conformisme de leur temps. Le destin de ces trois disques est lui aussi exemplaire puisque les gens de Neu!, brouillés pendant quelque vingt-cinq ans, refusaient jusqu'à maintenant d'aplanir leurs différends, préférant tirer le diable par la queue plutôt que de céder aux sirènes d'une réconciliation à but lucratif. Il faut dire que leurs beaux débuts, ces trois disques de soleil et d'acier, justifiaient une telle intransigeance. Ils sonnent encore aujourd'hui comme s'ils avaient vingt ans d'avance.