Et ainsi l'automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s'accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l'organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d'autoroutes, de champs pétrolifères et d'oléoducs, de stations-service et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d'échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de « recherche et développement » ; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de « lutte contre la pollution », de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser.
Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l'organisme hôte, d'affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s'affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu'il faut qu'elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s'interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines. - J. Semprun, Défense et illustration de la novlangue française