L'atmosphère du tournage de L'Horloger fut très particulière. Nous avions l'impression que ce que nous faisions sonnait juste. L'orchestre jouait en harmonie, plein. De façon évidente, beaucoup de premières prises étaient les bonnes, comme dans cette scène de bagarre, avec Jacques Denis, où nous flanquons les gros bras à la rivière. Parfois, au cinéma, il y a comme une grâce. Une des forces de Bertrand, c'est d'être toujours prêt à la saisir au bond. Souvent, au bout des plans, il laisse tourner la caméra. Parfois, lorsqu'on est juste, quelque chose apparaît en fin de séquence, auquel on n'avait pas pensé, qui n'était pas prévu. Quelque chose de très rare.
Je peux dire que Lyon est une de mes patries d'élection. Je me suis senti très lyonnais. Jean Rochefort aussi, d'ailleurs, je crois. Plongés dans cette atmosphère des bouchons, d'amitié, nous avons vécu sept semaines là-bas. J'ai été très séduit par cette ville entre deux rivières, qui est à la fois très française et déjà un peu italienne, avec ces immeubles un peu roses. Il y a une majesté de Lyon, qui est une métropole, une capitale. Ce n'est pas une cité facile à appréhender. Là-bas, je ne sais jamais où je suis, sur quel quai, au bord de quel fleuve, et ce n'est pas toujours à cause de l'enchevêtrement des traboules, des cours ou des passages. Soudain, on tombe sur des hôtels Renaissance de toute beauté. C'est une ville cachée, une ville secrète, comme beaucoup de villes de provence, mais peut-être plus qu'ailleurs. Par la suite, j'y ai séjourné à plusieurs reprises, d'abord pour Les Grands Ducs de Leconte, au théâtre des Célestins, puis en tournée, pour des périodes assez longues, seul. C'est une ville où l'activité solitaire est importante, qu'elle soit travail ouvrier, ou prière, selon la colline. Religieuses et ouvrières, frontalières et révolutionnaires, les mémoires s'y enchevêtrent. C'est une ville de passage, fluviale, et aussi une ville d'artisans, de savoir-faire. On sent la présence de la soie, des ateliers. Et la lumière y est belle.
À la faveur de ce film, Tavernier a montré Lyon sous un jour nouveau, en sortant des clichés. Il a eu l'intelligence de situer son oeuvre dans son territoire d'enfance. [...]
Cette époque cherchait son combat. La révolution qui était dans l'air ne se trouvait pas. En même temps, sans que personne le mesure vraiment, on assistait à la disparition d'un monde ancien, qui ne renaîtrait plus jamais. C'était la fin des paysans, des petites villes, de la province. La destruction d'une culture immémoriale, de toute une façon de vivre, était en cours. Le grand enlaidissement du monde avait commencé. Jusqu'alors, il y avait eu la modernisation, oui, mais on n'avait pas interrompu la chaîne. Des artistes, des cinéastes comme Tavernier, ou Ferreri avec son trou des Halles, sentaient plus ou moins consciemment que quelque chose se brisait. Ils en ont rendu compte dans leurs films. Mais quelle prétention que celle de cette époque ! Quelle inconscience dans le saccage ! À la place, on a mis du toc, du faux-semblant. Avec ce côté vicelard de l'esprit musée : on vous détruit les Halles de Baltard, mais on vous dit : "Ne vous inquiétez pas, on garde un pavillon pour les générations futures, que l'on va transplanter à Nogent."
Si quelques journaux de droite, nous taxant d'anarchisants et de gauchisants, ont fait la fine bouche, L'Horloger n'en a pas moins été très bien accueilli.
Philippe Noiret, Mémoire cavalière, 2007