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Depuis l’attentat, le journal satirique n’a jamais renoncé à entretenir la flamme vacillante de la liberté d’expression, malgré la solitude et les critiques incessantes.
Cinq ans après, « Charlie » persiste et dessine
Édito
Tonalité dominante de cette commémoration : cinq ans après, l’esprit « Je suis Charlie » a disparu. Il n’en reste qu’un vague souvenir, une émotion éphémère, une illusion vite dissipée. Effacée, dit-on, l’extraordinaire mobilisation qui a conduit près de 4 millions de personnes dans les rues de France pour exprimer leur solidarité avec la rédaction massacrée.
Mais est-ce si sûr ? Une certaine droite intellectuelle a déjà tranché : depuis cinq ans, la France s’est démobilisée, elle a enregistré, inerte, de graves reculs face au danger islamiste. C’est oublier, d’abord, que la rédaction de Charlie Hebdo a refusé de céder à la terreur (lire page 4). Avec un courage insigne, malgré une vie bunkérisée, un isolement physique déprimant, elle maintient la flamme de l’humour corrosif et poursuit sa tâche de liberté, sans concession à l’intolérance ou à la vindicte. Riss, rédacteur en chef de Charlie, dans un entretien récent : « [Nous voulons] défendre les principes de liberté, de laïcité et ne pas sombrer dans la stigmatisation dangereuse. » Clair et net.
Grignotage
C’est oublier aussi que la société a fait preuve, malgré le sang et les larmes, d’une grande résilience face aux attentats, que les forces de sécurité traquent les terroristes avec une indiscutable efficacité - même si elles ne sauraient, évidemment, empêcher toute récidive. C’est oublier que la France est un des rares pays qui intervient militairement à l’étranger contre le jihadisme, dans le consensus quasi général. C’est oublier qu’en dépit de débats enflammés, souvent hystériques, les lois laïques ont été maintenues intégralement, résistant à la poussée de certains groupes communautaristes. Vigilance ? Certainement. Tocsin ? Certes non.
La vraie question est plutôt celle-ci : ce qui vient contredire l’élan du 11 janvier, la volonté de défendre les caricaturistes, c’est une évolution insidieuse, un grignotage subreptice de la liberté d’expression. Symbole désastreux : le New York Times lui-même a proscrit dans ses colonnes les dessinateurs de presse, imité par nombre de journaux à travers le monde. En France, l’exercice survit. Mais le mal se rapproche : dans certaines universités, on interdit par l’intimidation certains débats qui pourraient froisser tel ou tel groupe ; dans certains théâtres, on doit annuler des représentations sous la pression de minorités activistes ; souvent, dans l’expression publique, on doit désormais compter avec la susceptibilité de telle ou telle religion, de telle ou telle force militante. Par la bande, le délit de blasphème, absent des lois, est restauré de facto, par peur ou pusillanimité.
En vertu de quelle doxa ? De l’obsession identitaire. Alors que les identités, parfaitement légitimes, sont multiples et mouvantes, on tend à enfermer les individus dans leur groupe d’origine ou d’adhésion, pour décréter ensuite qu’il ne faut pas heurter leur supposée sensibilité. Ainsi, on doit désormais ménager l’islam, le judaïsme - et donc les autres religions -, protéger avec des pudeurs de gazelle les minorités discriminées, proscrire moqueries et satires qui pourraient être prises de travers par telle ou telle catégorie, dont la liste ne cesse de s’allonger, obligeant humoristes et dessinateurs à travailler au milieu d’un champ de mines symboliques.
Soupape
Comme si la loi n’avait pas pris les devants et n’avait pas clarifié la question : sont interdites les attaques contre les personnes en raison de leur appartenance ethnique ou religieuse. Mais en aucun cas de leurs convictions, leurs opinions ou leurs dogmes. On ne se moque pas des croyants mais des croyances. Nuance décisive. C’est la pathologie identitaire qui veut confondre les deux, et exploiter à des fins de censure la juste cause des victimes de préjugés ou de discriminations. Or la liberté d’expression n’aurait pas de sens si elle ne servait qu’à protéger les discours consensuels, les filets d’eau tiède et les proclamations à l’eau de rose, ou à l’eau bénite. Elle autorise aussi, c’est sa raison d’être, les propos dérangeants, l’humour qui provoque, les dessins qui incommodent les uns mais font rire les autres.
Chacun ou chacune, dans ses convictions, ses opinions, sa foi, peut être la cible des humoristes. C’est l’indispensable soupape de toute société pluraliste et ouverte, le sel du débat public, la vertu libératrice du rire. Sachant que l’humour consiste, dans une définition plus fine, à savoir se moquer de soi-même et accepter que d’autres le fassent. Ainsi la mission de Charlie doit à tout prix se poursuivre, qui consiste à désacraliser le sacré, piquer les certitudes, moquer les tabous, contredire les orthodoxies, ridiculiser les importants, les péremptoires, les solennels. Et, au bout du compte, pacifier la société par le rire.