Parmi les choses que les gens n'ont pas envie d'entendre, qu'ils ne veulent pas voir alors même qu'elles s'étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci : que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu'il n'y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n'est déjà plus une civilisation ; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit ; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c'est celui qui en somme ratifie tous les autres.
C'est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : "Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?", il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : "A quels enfants allons-nous laisser le monde ?"
Jamais sans doute une société n'aura vanté à ce point la jeunesse, comme modèle de comportement et d'usage de la vie, et jamais elle ne l'aura dans les faits aussi mal traitée.
[...]
De tout ce qu'un dressage si précoce à la consommation dirigée entraîne d'infirmités et de pathologies diverses, les honnêtes gens soucieux de "protection de l'enfance" parlent fort peu. Ils se demandent d'ailleurs tout aussi peu comment il se fait que les pervers et les sadiques dont ils s'inquiètent de protéger leurs enfants en soient venus à tant abonder, justement dans les sociétés les plus modernes, policées, rationnelles.
Jaime Semprun - L'Abîme se repeuple