"These days, who gives a shit about Sartre? No one." - bill brown, décembre 2016
sinon, pour fêter les 20 ans de la parution de
l'art de céline et son temps :
Comme il n'y a pas de raison précise pour que ce genre de choses changent d'une année sur l'autre, Michel Bounan devrait connaître encore avec son nouveau livre les effets d'une
omerta médiatique très diligente que lui avaient valu ses précédents ouvrages, particulièrement
Le Temps du sida et
La Vie innommable. Il est vrai que la critique sociale qu'il développe, authentiquement radicale, celle-là, car elle a su reconnaître le paradigme de nombreux maux contemporains illusoirement incompréhensibles, ne promet ni remèdes ni lendemains qui chantent puisqu'elle ne concède rien à la contestation contrôlée qu'on voit fleurir partout ces temps-ci, et qu'elle ne sait pas d'autre méthode que l'exercice effréné d'une liberté devenue scandaleuse à l'heure où les prisons modernes ont l'humour de se faire appeler
libérales.
L'Art de Céline et son temps (éditions Allia) qui sort ces jours-ci devrait pourtant démanger un peu plus le prurit moral des professionnels de l'histoire officielle. Il y a, en France, un gros non-dit autour de Céline qui s'est résolu par l'équation paresseuse mais indiscutée du "grand écrivain/individu blâmable". Cette dualité parfaitement factice qui voudrait qu'on condamne l'homme en sauvant son œuvre satisfait tout le monde, de la droite fasciste qui prend tout en bloc à la gauche "libertaire" qui a voulu faire de Céline un anarchiste égaré, plus misanthrope que réellement antisémite, mais dont l'histoire intellectuelle s'ancrerait dans la tradition libertaire du début de ce siècle. Or, pour Bounan,
"la bonne question n'est pas de savoir comment un libertaire en vient à s'acoquiner avec des nazis mais pourquoi ce genre de personnage croit bon de se déguiser en libertaire".
On se tromperait pourtant en voyant dans ce court traité de la déraison moderne un pamphlet anti-célinien comme avait pu l'être le formidable
Céline en chemise brune de H.E. Kaminski, dont il est bon de rappeler qu'il fut écrit en 1937 (ce qui rend d'autant plus bouleversantes des intuitions comme celle-ci :
"Enfin, l'issue d'une guerre est toujours imprévisible. Tout ce que l'on peut savoir de la prochaine, c'est qu'elle sera longue et que ses horreurs dépasseront l'imagination la plus fertile.") L'enjeu est plutôt de montrer, à travers la déconstruction du mythe célinien, comment toutes les variantes modernes de l'antisémitisme ne sont que des leurres créés par un système socio-économique dominant afin d'assurer sa pérennité lorsque celle-ci semble menacée par le mouvement révolutionnaire. Une idée déjà brièvement formalisée dans la préface du
Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (entièrement détourné par la police tsariste pour la fabrication du faux tristement célèbre
Les Protocoles des sages de Sion, toujours en circulation dans certains pays arabes), où Michel Bounan écrivait :
"En vérité, l'antisémitisme est précisément à la critique sociale ce que sont Les Protocoles au livre de Maurice Joly : non pas une théorie insensée, comme ne cessent de le répéter les naïfs, mais la contrefaçon policière d'une agitation révolutionnaire. Voilà la raison de son succès populaire : il parle la langue la plus dangereuse du pays afin d'en détourner le fleuve." Des
Protocoles à l'apparition du révisionnisme, jusqu'à la dénonciation même dudit révisionnisme par une "ultra-gauche" bizarrement prompte à se refaire une virginité, une seule et même histoire, celle de la canalisation de la colère anticapitaliste contre un fumeux "complot juif" qui ressert toujours.
Au centre du dispositif, un individu considéré comme un écrivain mais qui n'était qu'un agent spécialisé, un larbin du système qui le nourrissait. Toute la force de
L'Art de Céline et son temps vient de ce que son auteur ne prétend à aucune révélation ronflante sur la biographie de Céline : les informations qu'il se contente de recouper sont publiques et tirées d'ouvrages qui se trouvent aisément en librairie. Au nombre des illusions dissipées : les origines "pauvres" de Céline, sa conduite "héroïque" pendant la Première guerre, son "désintéressement" dans l'exercice de son métier. Plus important, voici enfin dit calmement ce que tout lecteur un tant soit peu sérieux pouvait déjà inférer : le côté truqueur d'une prose prétendument inventive qui n'a su que compiler des procédés. Les zélateurs de ce déchet (il fut aussi, très banalement, une petite balance) ont beau jeu de prétendre, pour l'exonérer, que Céline n'était pas aimé à Vichy. Forcément, il prenait ses ordres de Berlin. Son "délire", pas délirant pour deux sous, mais extrêmement rationnel car sanctionné en monnaie sonnante et trébuchante, a pu représenter la forme la plus spectaculaire d'une morale policière et conservatrice, toute occupée à tuer dans l'œuf l'irrépressible montée révolutionnaire des années 30. Voici de quoi commencer à en finir avec Céline. Il y aura encore largement de quoi s'occuper à en finir avec les céliniens.
Gilles Tordjman, 12 janvier 1997