Il n'en va pas autrement du cyberworld tout entier, cet au-delà que l'hystérie marchande promet aux masses atomisées, cette vallée de Josaphat où nous serions enfin tous réunis par le moyen de notre séparation même; digitalworld qui est le rêve éveillé qu'elle fait d'échapper aux suites et conséquences de ses débordements, dont la marche rapide et dévastatrice nous déconcerte, en s'inventant un univers de rechange à celui qui est dehors prolétarisé, maladif, brutal et informe; où l'on observe dès à présent des intempéries étonnantes, je ne sais quoi de déréglé dans toute la nature, qui semble nous menacer de quelques suites déplorables qui feront sécher les hommes tout vivants, de crainte et d'effroi, parce que la peur aura perdu toute possibilité de fuir; sinon fantastiquement dans cette idylle numérique, cette bucolique d'un monde sans microbes, toujours neuf, d'où l'horizon de la mort a disparu et où il n'y a personne. Et in Arcadia ego.
L'internaute après tout n'est que l'aboutissement délirant d'un long processus d'isolement des individus et de privation sensorielle; et la cybervie qu'on lui propose n'est jamais destinée que pour quelque temps à quelques pour cent du genre humain, tout le reste se voyant versé sans attendre au Tartare de ce XXIe siècle.
J'ai lu que certains pour hâter leur adaptation aux conditions nouvelles choisissent la voie abrégée, de la drogue ecstasy, qui justement rétrécit le cerveau, et pacifie l'hypothalamus; que d'autres, plus impatients, lui préfère le crack, pour sa rapide dépersonnalisation. Et sans doute parle-t-on d'autoroutes de l'information par analogie, avec l'espoir d'un résultat non moins remarquable quant au «paysage intérieur» des populations.
Baudouin de Bodinat, La vie sur terre