un extrait du roman de andrew ervin, en fait un des meilleurs passages du livre sur la consommation de whisky et sa fabrication :
Farkas prit le flacon de Ray dans l'une de ses mains poilues et, tout en conduisant de l'autre, entreprit de se verser apparemment tout le contenu dans la gorge. Puis, l'air dégoûté, il baissa la vitre pour le recracher.
« Vous ai-je insulté d'une manière ou d'une autre, Ray ?
- Insulté ? Non !
- Alors au nom du ciel, pourquoi me donnez-vous ce nouveau malt ? Cette merde est bonne pour les touristes. Quant à votre fiole, elle aurait supporté un bon nettoyage en règle, si je peux me permettre.
- Désolé, je ne... »
Farkas lui rendit le récipient vide et plongea la main dans sa poche. « Essayez-moi donc ce petit, là », dit-il. La flasque qu'il lui tendit contenait un whisky si délicieux qu'il semblait couler des tendres tétons de la Vierge Marie elle-même, et avoir allaité l'enfant Jésus dans son berceau duveté, au temps où la mère et l'enfant étaient bercés par les chants d'une cohorte d'anges plantureux.
« Qu'est-ce que c'est que ça, mon Dieu ?
- Je vous l'ai dit... » Il écrasa les freins pour laisser passer une famille de grands cerfs, qui détalèrent, aussi inconscients de la collision à laquelle ils venaient d'échapper que du loup fictif, dans sa tanière de chimère, qui attendait la nuit pour sortir et chasser le plus vulnérable d'entre eux. « Comme je vous ai dit, nous, les Diurachs, on garde les meilleurs whiskies pour nous. Eh bien, je conserve personnellement une petite collection, des archives, si vous voulez. Et ce que vous avez ici a été conservé pendant vingt-huit ans et ne verra plus jamais la lumière du jour. Quand cette dernière bouteille sera vide, c'en sera fini pour de bon. Goûtez-le encore tant que c'est possible. »
Ray but une autre gorgée. Le goût était entièrement différent la seconde fois, et même meilleur. Plus nuancé. Cela sentait le caramel et le bois brûlé, et le rayon de lune brillant sur un ticket de tombola gagnant - c'était comme de boire la joie elle-même.
« Je ne savais pas que le whisky pouvait être aussi bon.
- Il ne peut pas. Plus maintenant, en tout cas.
- Jamais plus. C'est par ici que je me suis ramassé la tronche en vélo.
- Jamais plus, ah ouiche. Nevermore. Ça ferait un beau nom pour un whisky. Les choses sont différentes de nos jours. On ne revient pas en arrière, comme on dit.
- Je ne veux pas vous offenser, mais dans quelle mesure est-ce vraiment différent ? Il me semble que l'île est figée dans le temps.
- Sauf que tout est différent, Ray, c'est la vérité. C'est une question de perspective. L'eau est différente, déjà. L'air que nous respirons. Et le climat tout entier. Et tout cela affecte le whisky. »
L'obscurité tomba, dessinant un début de reflet de Ray sur la vitre côté passager. Il n'avait pas taillé sa barbe depuis plusieurs semaines; les habitants risquaient bel et bien de le confondre avec le loup. « Mais le changement n'est peut-être pas toujours mauvais, si ? »
- Quand je dis que le whisky malt est l'élément vital de cette petite île, je tiens à ce que vous compreniez cela littéralement, dit Farkas. Le nouveau plan de vol de la RAF change le niveau de kérosène dans notre atmosphère, et notre atmosphère n'est pas seulement ce que nous respirons, mais ce que le whisky respire. Cela vous ennuie qu'on fasse un petit arrêt ? Je voudrais vous montrer quelque chose. »
Farkas entra sur les terres de la distillerie, qui se trouvait sur une colline et constituait une large part du centre de Craighouse.[...]
Farkas trouva l'interrupteur et découvrit l'entrée à Ray. « Suivez-moi à présent, dit-il. On va faire la petite visite, pour l'instant, je vous ferai voir tout l'ensemble plus tard. »
Les pièces étaient remplies de tout un système de citernes, de cuves, et de tubes : tout cela produisait ce délicieux whisky pur malt. L'opération de distillerie se révélait hautement technique. L'équipement n'avait rien d'un alambic démodé, c'était une installation moderne, utilisant des ordinateurs et une machinerie spécialisée, calibrée avec attention en vue d'une production de qualité maximale. Farkas le conduisit dans une pièce crasseuse qui contenait deux énormes bacs en bois suspendus au niveau d'une passerelle. La puanteur âcre rappela à Ray l'un de ces vieux bars d'antan, aujourd'hui disparus, à Chicago, et il vit pourquoi : les réservoirs ressemblaient à des piscines pleines de bière éventée.
« Tenez, mettez ça, dit Farkas en lui tendant une paire de gants moites en caoutchouc et une rame de canot. Je ne me sers que d'orge écossaise, bien que le plus gros soit importé par bateau. On la laisse germer dans l'un de ces bâtiments derrière pendant deux, trois semaines, jusqu'à ce qu'elle soit prête à être séchée au four, où elle prend sa saveur tourbée. Après cela, on l'écrase jusqu'à en faire une poudre bien moulue que l'on brasse avec de l'eau chaude dans la cuve. Ce que vous voyez là est la fermentation. On retire le moût et on ajoute la levure jusqu'à obtenir ce qui dans de plus petites mains formerait la base de la bière. On a des machines pour le remuer pendant le lavage, ces lames, ici, qui tournent automatiquement, mais je préfère le faire à la main quand c'est possible. Regardez-moi, à présent. Rasez la surface avec la rame, comme ceci. »
Farkas bougeait avec plus de précision que Ray n'aurait cru possible, étant donné son niveau régulier d'intoxication alcoolique. Il s'étendit au-dessus de la balustrade et remua la surface du bouillon.
Ray suivit son rythme mais le mouvement circulaire était plus difficile qu'il ne paraissait. « Est-ce que c'est le moût qui est distillé ? »
- Absolument ! Attention, ne tapez pas dessus, Ray. Doucement, allez, comme ça. Une fois que ce sera en place, ça ira droit là-bas dans les alambics. » Il pointa du doigt les tuyaux qui s'enfonçaient dans le mur vers une autre salle.
Ray ne saisit pas toutes les nuances du processus, mais Farkas semblait pressé de monter à l'étage. Une fois dans la distillerie, il s'anima entièrement, remuant comme un homme moitié plus jeune. Le futur whisky coulait des bacs à travers les murs et jusque dans les alambics proprement dits, huit récipients en forme de cul montant jusqu'au plafond. C'est à cela qu'ils ressemblaient. D'autres tubes encore sortaient à angle droit des alambics pour disparaître dans des cuves de stockage situées dans une autre salle.
« Quand le whisky est bon et prêt, et pas une seconde avant, je le stocke dans des tonneaux en chêne pour y ajouter quelques années. Et ça pourrait vous intéresser de savoir que certains de ces tonneaux proviennent de nulle part ailleurs que d'Amérique. On les achète à des fabricants de bourbon, en fait. »
Ray le suivit en bas, puis dehors, traversa à sa suite une cour jusqu'à une grange surmontée d'un toit en forme de pagode. Du côté de la mer, une ligne de nuages approchait.
« On a une autre étape. Une fois le malt en tonneau, on l'entrepose ici. Trois ans est un minimum absolu, et même une honte. Un bon whisky ne connaît même pas son nom avant d'avoir douze ans d'âge, et c'est le problème avec cette merde que vous trimballez dans votre poche ce soir, si je puis me permettre. Il n'a pas vieilli du tout. Là aussi, comme votre Amérique. À présent, régalez vos yeux avec ça. »
Il tira les portes et, à Ray, se découvrit le royaume des cieux. L'entrepôt contenait des centaines de tonneaux de scotch single malt empilés jusqu'aux chevrons. Une rangée de fenêtres grandes ouvertes, au sommet, accueillait la brume du soir. « C'est magnifique, dit-il.
- Ah ouiche, que ça l'est. On conserve le whisky ici souvent pendant des décennies, et vous remarquerez que les tonneaux sont exposés aux éléments, à la pluie et à l'air de la mer. Vous voyez ces petits, là ? On les appelle des épingles, ils contiennent vingt litres et demi. Celui au-dessous, le double. La plupart sont des barils, soit une contenance de cent soixante-trois litres et demi chacun d'or liquide. Nous n'en avons pas ici, je suis triste de vous le dire, mais le plus gros tonneau s'appelle un cul et contient quatre cent quatre-vingt-onze litres. Chaque malt tient son goût particulier de la taille du tonneau et du lieu où il est entreposé. Et aussi du lieu géographique de la distillerie et des plus petites variations du littoral et de l'altitude également. Est-ce qu’il est fait dans les terres, comme dans les Highlands ? Ou peut-être près de l’eau dans une petite baie comme nous autres à Craighouse ? À Islay, Bowmore est abrité dans une baie profonde, mais Ardberg ou Lagavulin sont en plein sur le quai et exposés à la morsure de la mer. Là-bas ils font tourner les tonneaux par souci de cohérence - de conformité - jusqu'à ce que toute la mise en bouteille ait le même goût. Bah ! Avec mon malt, je peux vous dire son âge rien qu'à le voir, et si je le goûte, je sais où il a été stocké dans mon entrepôt. Donc, quand vous me demandez si le changement dans notre atmosphère est entièrement nuisible, si la pollution et le réchauffement global et la déforestation sont vraiment nuisibles, je dis oui ! Ah ouiche ! Parce que ça ne signifie pas seulement la fin de cette bouteille-là - il prit une gorgée de sa propre flasque, ferma les yeux -, ça signifie la fin de toute une ère. Je suis un historien, si vous voulez. La bouteille de single malt est une capsule témoin. Un enregistrement de la vie naturelle sur Jura.
- Vous me donnez très envie de boire, dit Ray.