Il existe quatre goûts fondamentaux dans le sens de la saveur : le sucré, le salé, l'acide et l'amer. Or, le palais humain est capable de percevoir la dix millième partie d'une goutte amère dissoute dans un verre d'eau, tandis que, pour les autres goûts, il faut une goutte entière pour que celle-ci soit perceptible. Par conséquent, aucun autre goût n'est aussi capable que l'amer de différenciation et d'une multiplicité presque infinie de sensations gustatives.
Les cultures du vin, du thé et du fromage, ces grandes sources de plaisir dans l'existence humaine, se fondent sur ces gradations innombrables de l'amer.
Cependant, le petit enfant refuse spontanément l'amer et n'accepte que le sucré, puis le salé. Il doit être éduqué à apprécier l'amer, en dépassant une résistance initiale. En échange, il développera une capacité de jouir de ce domaine qui, autrement, lui serait resté inaccessible. Mais si personne ne le lui suggère, l'enfant ne demandera jamais rien d'autre que le sucré et le salé, qui connaissent bien peu de nuances, pouvant seulement être plus ou moins forts. Et c'est ainsi que naît le consommateur de fast-food, qui se base uniquement sur le sucré et le salé, incapable d'aimer des saveurs différentes. Et ce qu'on n'a pas appris étant petit, on ne l'apprendra plus devenu grand : si un enfant qui a grandi à base de hamburgers et de Coca-Cola devient un nouveau riche et veut étaler culture et raffinement, il aura beau consommer des vins coûteux et des fromages de qualité, il ne saura jamais les apprécier vraiment.
Ceux qui pensent que la France est encore à l'abri de ces tendances pourraient méditer sur l'effort récent de certains viticulteurs français pour adapter - tout en violant la législation française - leur vin aux exigences des consommateurs américains, qui demandent notamment un goût sucré et vanillé, lequel goût finit par devenir également celui de nombreux consommateurs français (cf. le film Mondovino de Jonathan Nossiter, 2003). En Italie, le fameux Barolo est l'objet d'une "guerre" entre les producteurs qui veulent défendre le goût tanique traditionnel et ceux qui désirent l'adapter aux standards "internationaux" en le rendant plus léger et fruité.
On peut appliquer ce raisonnement sur le goût gastronomique au goût esthétique. Il faut une éducation pour apprécier une musique de Bach ou une musique arabe traditionnelle, tandis que la simple possession d'un corps suffit pour "apprécier" les stimulations somatiques d'une musique rock.
Il est indéniable qu'une bonne partie de la population semble demander "spontanément" du Coca-Cola et du rock, des bandes dessinées et de la pornographie en réseaux. Pourtant, cela ne prouve pas que le capitalisme, qui offre toutes ces "merveilles" à profusion, est en syntonie avec la "nature humaine". Cela démontre plutôt qu'il a réussi à maintenir cette "nature" à son stade initial. En effet, manger avec un couteau et une fourchette ne fait pas non plus d'emblée son apparition dans le développement d'un individu...
Donc, le succès des industries du divertissement et de la culture du facile n'est pas dû seulement à la propagande et à la manipulation mais aussi au fait que ces industries viennent à la rencontre du désir "naturel" de l'enfant de ne pas abandonner sa position narcissique.
Désormais, tout contribue à maintenir l'être humain dans une condition infantile : télévision, publicité, jeux vidéo, programmes scolaires, expositions dans les musées, sport de masse... Tout concourt à la création d'un consommateur docile et narcissique qui voit dans le monde entier une extension de soi-même, gouvernable d'un clic de souris.
La pression continuelle des mass media, l'élimination de la réalité autant que la "flexibilité" imposée en permanence aux individus et la disparition des perspectives traditionnelles de sens ainsi que la dévalorisation de ce qui constituait jadis la maturité des personnes remplacée par une adolescence éternelle dégradée : tout cela a produit une véritable régression humaine à large échelle, une authentique barbarie quotidienne.
Anselm Jappe, extrait du texte "Le chat, la souris, la culture et l'économie", publié dans le volume
Crédit à mort.
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