Extrait, page 161 :
C'est contre la forme "muette", réifiée, de relation au monde et d'expérience au monde que s'est érigé, il y a de cela plus de deux siècles, le courant culturel du
romantisme, qui proposait un contre-modèle esthétique en réponse aux Lumières guidées par la sobre raison.
À travers l'art - poésie, peinture et musique -, le romantisme aspirait à un réenchantement du monde qui ne fût pas seulement apparence esthétique et belle illusion, mais devait ouvrir à une autre expérience et, partant, à une autre compréhension de la réalité. Celle-ci ne se laissait plus saisir dans un système de signification clos sur lui-même, mais seulement circonscrire, et par là même deviner, dans un mouvement toujours changeant et contradictoire. Des poètes, des artistes et des penseurs comme Lord Byron, Mary Shelley, William Wordsworth, John Keats, mais également Novalis, Clemens Brentano, Joseph von Eichendorff, les frères Schlegel, Bettina et Achim von Arnim, Caspar David Friedrich, Franz Schubert, Robert Schumann et beaucoup d'autres, ont tenté de penser, de poétiser, de décrire, de peindre et de mettre en musique ce rapport au réel.
On pourrait dire que le coeur du romantisme consiste en l'idée qu'il est possible d'éprouver et d'expérimenter un autre rapport à la réalité et à l'univers, mais que ce rapport ne peut jamais se penser ni se formuler de façon cohérente et systématique. Le romantisme, pour cette raison, cherche tout particulièrement à remettre en mouvement le rapport au monde, fermé et figé, de la société bourgeoise-capitaliste éclairée, à l'ébranler littéralement ; à révéler des failles à travers lesquelles l'expérience - ou plutôt le pressentiment - d'un monde qui nous répond et avec lequel nous sommes unis par un rapport de résonance, redeviendra possible, un monde où le dedans et le dehors, le bien et le mal, le commencement et la fin sont étroitement liés l'un à l'autre.
Dans le metal, le ciel (
heaven ou
sky) et l'âme, les dieux et les diables, le passé, le présent et l'avenir, les plus hautes sphères et les abîmes les plus profonds, les monstres mugissants et les anges chantants sont unis précisément les uns aux autres par un tel rapport, toujours fluctuant et tournoyant, jamais fixe et pourtant toujours perceptible. En un mot : le heavy metal est, presque à tous égards, un enfant du romantisme, il se nourrit du "modèle romantique", c'est-à-dire des modèles culturels, des pratiques et des formes d'expression forgées autour de 1800, sans pour autant se figer dans leur moule. La parenté entre le heavy metal et le romantisme a déjà été fréquemment observée dans la littérature consacrée à ce genre musical. Il suffira ici de rappeler quelques caractéristiques centrales communes aux deux.
C'est tout d'abord un goût partagé par le romantisme et le metal pour les légendes, les contes et les mythes, dont ils reprennent les motifs et les images. Les diables, esprits et démons, la fascination pour l'obscurité, qui sont la marque du metal, viennent du côté sombre du romantisme, que l'on appelle le romantisme noir ; on les trouve notamment chez E.T.A. Hoffmann (
Les Élixirs du diable) ou chez Samuel Taylor Coleridge, dont la ballade lugubre "The Rime of the Ancient Mariner" a été mise en musique par Iron Maiden dans l'album
Powerslave. De même pour la fascination de la mort. L'esthétique du laid et du grotesque, qui dans le metal saute aux yeux, puise elle aussi son origine dans le romantisme, notamment français, et particulièrement chez Victor Hugo. Par ailleurs, l'idée d'une existence artistique opposée au conformisme bourgeois (et à la logique commerciale des maisons de disque) et portée par une inspiration particulière fait écho à une conviction fondamentale des romantiques. Enfin, l'idéal de l'artiste virtuose - du guitar hero - accédant dans l'extase à une réalité transcendante, et l'espoir que l'art porte en lui un élément de salut ou de rédemption, ce pour quoi il doit être une fin en soi, sont des ingrédients essentiels du "modèle romantique". Mais surtout, il me semble que le heavy metal partage avec le romantisme le désir fondamental de briser la carapace réificatrice qui s'est constituée autour de l'âme du sujet moderne, la séparant de façon quasi irréversible de l'univers ou de la réalité dernière qui l'entoure. Et de la briser de façon non pas intellectuelle, mais "magique".
Or il est manifestement plus facile d'ouvrir une faille dans l'expérience du monde en convoquant les images des ténèbres et du mal qu'en recourant à la symbolique de la lumière. Pourquoi ? Premièrement, parce que les grands principes de la théologie chrétienne ont si fortement imprégné la culture occidentale qu'ils tendent eux-mêmes à se figer et se réifier, tout en continuant d'occuper largement le terrain du sacré - de là la symbolique anticléricale souvent présente dans le metal. Il n'existe pas en revanche de "satanologie" culturellement transmise et canonisée. Deuxièmement, parce que la peur est un élément fondamental de notre relation au monde et que les images de salut et de rédemption sont entachées du soupçon de recouvrir et refouler cette peur, autrement dit d'esquiver précisément le sérieux existentiel. La faille s'ouvre sous nos pas quand les symboles et les images du bien et du mal, de la lumière et de l'obscurité se remettent en mouvement, quand une rencontre spirituelle est recherchée dans laquelle les positions du sujet qui fait l'expérience et de l'objet de son expérience ne sont pas fixées à l'avance.