Oui, je savais sa mort inévitable –il aurait eu 99 ans en novembre– mais je dirais bien peu en bafouillant que ce fut également un de mes maîtres, ombre tutélaire, aussi amicale qu’intransigeante.
(Tu as vu les trois bouteilles de vieux porto, pour donner le ton et le feu au regard impérieux et amusé ? 😎 )
Là-bas, dans cette Helvetia idéale –même si elle s’aventure du pays vaudois jusque du côté de Grignan, dans la Drôme– il me reste encore Philippe Jaccottet –bientôt 94 ans– que Staro illustra aussi, dans sa langue exacte et chaleureuse, au début des années soixante-dix :
Oh mes amis d'un temps, que devenons-nous,
notre sang pâlit, notre espérance est abrégée,
nous nous faisons prudents et avares,
vite essouflés –vieux chiens de garde sans grand-chose
à garder ni à mordre– ,
nous commençons à ressembler à nos pères...
N'y a-t-il donc aucun moyen de vaincre
ou au moins de ne pas être vaincu avant le temps ?
Nous avons entendu grincer les gonds sombres de l'âge
le jour où pour la première fois
nous nous sommes surpris marchant la tête retournée
vers le passé, prêts à nous couronner de souvenirs...
N'y a-t-il pas d'autre chemin
que dépérir dans la sagesse radoteuse,
le labyrinthe des mensonges ou la peur vaine ?
Un chemin qui ne soit ni imposture
comme les fards et les parfums du vieux beau,
ni le geignement de l'outil émoussé
ni le bégaiement de l’aliéné qui n'a plus de voisin
qu'agressif, insomniaque et sans visage ?
Si la vue du visible n'est plus soutenable, si
la beauté n'est vraiment plus pour nous
–le tremblement des lèvres écartant la robe–,
cherchons encore par-dessous,
cherchons plus loin, là où les mots se dérobent
et où nous mène, aveugle, on ne sait quelle ombre
ou quel chien couleur d'ombre, et patient.
S'il y a un passage, il ne peut pas être visible
s'il y a une lampe, elle ne sera pas de celles
que portait la servante deux pas devant l'hôte
–et l'on voyait sa main devenir rose en préservant la flamme, quand l'autre poussait la porte–, s'il y a un mot de passe, ce ne peut être un mot
qu'il suffirait d'inscrire ici comme une clause d'assurance.
Cherchons plutôt hors de portée, ou par je ne sais quel geste,
quel bond ou quel oubli qui ne s'appelle plus
ni «chercher» ni «trouver»...
Oh, mes amis devenus presque vieux et lointains,
j'essaie encore de ne pas me retourner sur mes traces,
–rappelle-toi le cormier, rappelle-toi l'aubépine
brûlant pour la veillée de Pâques...et le coeur
et le cœur de languir alors, de larmoyer sur de la cendre–,
j'essaie.
Mais il y a presque trop de poids du côté sombre où je nous vois descendre,
et redresser avec de l'invisible chaque jour,
qui le pourrait encore, qui l'a pu ?
Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver, 1977.
«Wir leben unter finsteren Himmeln, und –es gibt wenig Menschen. Darum gibt es wohl auch so wenig Gedichte. Die Hoffnungen, die ich noch habe, sind nicht groß. Ich versuche, mir das mir Verbliebene zu erhalten. »
Paul Celan, 18 mai 1960, Lettre à Hans Bender.