Postface :
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Mais ce qui est plus fondamentalement nouveau en regard de la séquence de 2019-2020 c’est l’affirmation croissante
d’une franche répugnance pour le travail – ou
a minima d’un désintérêt affiché pour une corvée nécessaire ; l’argot ouvrier, plus expéditif, parlait
d’aller au chagrin –, que les jeunes veulent ajourner le plus possible et les plus âgés écourter le plus vite possible. Ce refus du travail, qui inquiète tant les thuriféraires de l’aliénation laborieuse – du populaire "les gens ne veulent plus travailler" jusqu’à la cuistrerie sociologique "le travail n’est plus le centre de l’existence" –, dépasse les catégories des emplois pénibles ou des
bullshit jobs sans intérêt pour s’étendre à la totalité du travail salarié. Dans tous les milieux professionnels la conscience est de plus en plus répandue que la marchandisation du temps de travail s’oppose fondamentalement à une activité librement choisie et que
in fine la vraie vie lui est sacrifiée. Un des premiers effets en France de ce refus du salariat
en tant que tel s’exprime par une crise de recrutement dans tous les domaines d’activité, et ce malgré un chômage de masse.
Dans ces conditions, imposer deux années de labeur supplémentaires est apparu comme une provocation. À en juger par les justifications comptables illusoires, il s’agissait bien de cela ; le message se résumant à :
nous décidons de votre vie et vous n’avez rien à dire.
Dans les cortèges de ce printemps quelques slogans lumineux ont apporté un éclair de lucidité à la morne résignation des futurs retraités : "Travailler plus pour gagner plus, mais pour produire quoi ?" ou "Le plein-emploi on en veut pas" ou bien encore le vindicatif "Tu nous mets 64 on te met 68" ; il y a fort à parier que le slogan "Tout le monde déteste le travail" deviendra bientôt aussi banal et partagé que le désormais si répandu "Tout le monde déteste la police".
Cette crise du travail oblige par ailleurs tous les gouvernements européens à recruter de la main-d’œuvre étrangère et en même temps à jouer la carte de la xénophobie plus ou moins raciste ; une contradiction durable qui contraint notre si inventive modernité à réhabiliter l’antique statut d’
ilote : l’étranger laborieux, sans droits, expulsable et corvéable à merci quand il a échappé à la noyade en Méditerranée ou aux Canaries.