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Dans les années 1830, la
pomme de terre frite devient le symbole de la cuisine populaire parisienne. Elle devient identitaire. À cette époque, pas un roman, pas une pièce de théâtre, pas une chanson, ni une œuvre quelconque se rapportant au peuple parisien n’omet de mentionner la marchande qui vend ses cornets de pommes de terre frites14 à l’artiste bohême, au gamin ou à l’ouvrier parisiens. On peut dire que les frites telles qu’on les connaît aujourd’hui sont nées à ce moment-là…
De nombreuses et diverses littératures parisiennes des années 1830 et 1840 témoignent de l’entrée de la pomme de terre frite dans le patrimoine culinaire populaire et identitaire de la capitale, bien avant les déclarations de Louis-Ferdinand Céline et de Roland Barthes15. Nous pouvons citer, par exemple, parmi les descriptions de Paris :
« C’est admirable ! à voir le peuple de Paris et ses pommes de terre frites au soleil, et ses marchandes de harengs tous chauds, et ses poires cuites au four, on croirait qu’il vit pour manger, et cependant c’est tout au plus s’il mange pour vivre.» (Le gastronome16)
« Boulevard du Temple. (…) à l’amphithéâtre, on reconnaît le type du gamin de Paris, la casquette sur l’oreille, les bras nus, les mains sales, mangeant dans l’entracte des pommes de terre frites ou des moules cuites à l’eau. » (Abel Hugo17)
« Le gamin de Paris est en général de petite taille, pâle, fluet, peu musclé, mais d’autant plus agile. Quand il ne mange pas chez ses parens ou chez ses maîtres, il se prive de ses repas ordinaires pour entrer au théâtre des Funambules, à celui de madame Saqui, ou au paradis de la Porte-Saint-Martin ; alors son dîner se compose d’un peu de pain, de pommes de terre frites, ou de quelques autres comestibles des restaurateurs en plein vent. » (A. De Bornsttedt1
« À côté de l’espèce que je viens de décrire, il en est une autre que l’on trouve partout, et dont la clientèle est infiniment plus nombreuse ; je veux parler de la marchande de pommes de terre frites. Celle-ci est établie, elle a boutique ; mais quelle boutique ! Un recoin de porte quelquefois, le plus souvent une petite échoppe, trois pieds carrés enfin, dans lesquels il faut trouver la place du fourneau, du bois, du pot de graisse, des pommes de terre et de la marchande. » (Les Français peints par eux-mêmes19)
« Vous dînez à Paris des pommes de terre frites, et vous prenez votre café à Saint-Pétersbourg. En v’là des jouissances.» (Cogniard, Deslandes, Didier20)
On fait régulièrement le lien entre l’artiste Bohême, le théâtre et la pomme de terre frite, comme dans cet exemple typique :
« Autrefois, l’art dramatique avait ses fêtes de la nuit, ses arrêts du matin, des princes et des rois à ses genoux, un palais au Palais-Royal [lieu où se trouvaient les restaurants les plus réputés à Paris] ; aujourd’hui l’art dramatique mange des pommes de terre frites sur le boulevard du Temple, il raccommode ses bas troués à la porte de son théâtre, il s’enivre chez le marchand de vin.» (Revue de Paris21)
Les dramaturges et les romanciers recourent régulièrement à la pomme de terre frite pour souligner des situations de misère :
« Frivolet – Je change les pierres de taille en or, les cailloux en diamans, les coucous en équipages, et les pommes de terre frites en salades d’oranges… » (Lubize22)
« Cléophas signala un vieillard grand et maigre dont la sobriété, ou plutôt le mauvais dîner formait un contraste frappant avec la profusion des tables voisines. La sienne, en effet, n’offrait qu’un petit pain, quelques pommes de terre frites, des fruits secs et un verre d’eau.» (Machart23)
« - Oui, dit en soupirant Raoul devant le somptueux lit de Florine. Mais j’aimerais mieux être toute ma vie marchand de chaînes de sûreté sur le boulevard, et vivre de pommes de terre frites que de vendre une patère de cet appartement.» (Balzac24)
« Madeleine, entrant en criant – Qu’est-ce qui veut des pommes de terre frites ?
Roquet – Hé ! la restaurateuse en plein vent !.. par ici ; apportez votre cuisine. Cinq cornets… c’est moi qui régale…» (Dumersan25)
« C’était chose assez curieuse à voir que ce jeune et beau cavalier, vêtu avec élégance, à la démarche fière et distinguée, s’aventurant dans les cloaques de ce quartier, coudoyant des ouvriers ivres, et consultant le cadran de sa montre à la clarté de la pâle chandelle d’un marchand de pommes de terre frites.»(Ricard26)
On pourrait continuer ainsi indéfiniment. Alors qu’il n’existe pas la moindre trace de pommes de terre frites en Belgique, il y en a pléthore à Paris.