On évoque souvent les légendes de la guitare électrique, un peu moins celles de l'acoustique. C'est l'occasion de le faire avec l'australien Tommy Emmanuel, maitre incontesté du fingerstyle, qui a publié en ce début 2018 l'album "Accomplice One" dans lequel il s'adonne à d'excellents échanges en compagnie d'autres musiciens, autour de belles mélodies et de plans aussi techniques que musicaux. Sa guitare Maton en main, Tommy s'est confié à nous et nous a éclaboussés d'entrée de toute sa classe en nous jouant le "Djangology" de Django Reinhardt en guise de préambule après avoir entendu votre serviteur le fredonner dans la pièce pendant que l'on attendait son arrivée.
Ton dernier album solo en date "It's Never Too Late" (2015) était la définition même d'un effort solitaire dans le sens où on n'y entendait que toi et ta guitare. Ce nouvel album "Accomplice One" (2018) est à l'inverse un effort collectif avec des invités présents sur chaque titre. D'où t'es venu cette envie de faire un album plus collaboratif ?
Tommy Emmanuel : "It's Never Too Late" était effectivement un album où j'étais seul avec ma guitare et je voulais faire quelque chose de radicalement différent pour "Accomplice One". Je voulais en profiter pour chanter avec certains de mes chanteurs favoris comme Ricky Skaggs ou Jason Isbell pour ne citer qu'eux. J'adore ces mecs et j'adore leur manière de chanter pleine d'émotion. Ils ne sont peut être pas du calibre de quelqu'un comme Sting mais ils ont une approche différente que j'apprécie et qui a apporté beaucoup d'âme à ce projet. Je suis également très heureux que J.D Simo soit sur cet album. J'ai toujours apprécié son jeu de guitare, mais je crois que j'aime encore plus sa manière de chanter ! Le son même de sa voix est déjà merveilleux en soi. Lorsque je lui ai demandé s'il était partant pour que l'on fasse une reprise de "The Dock Of The Bay", il m'a répondu qu'il adorait cette chanson. Nous avons commencé à la jouer et c'était très naturel, comme si c'était une évidence de la jouer ensemble. J'aurai pu faire appel à des gens comme Brent Mason ou Vince Gill à sa place mais cela aurait été trop prévisible. J'aime davantage le fait que J.D Simo puisse apporter quelque chose de frais et de différent à mon album. C'est vraiment quelqu'un dont j'aime la compagnie et avec qui il est agréable de jouer. Il m'accompagnera sur ma tournée américaine, il assurera la première partie et me rejoindra sur scène pour que l'on joue ensemble quelques titres. Après J.D Simo, ce sera au tour de Rodney Crowell de lui succéder puis ce sera finalement Amanda Shires et Suzy Bogguss qui rejoindront la tournée (ndlr: tous jouant également sur l'album). Tous les musiciens qui jouent sur cet album m'ont apporté quelque chose. Mark Knopfler m'a donné quelque chose de vraiment inhabituel, cela ne ressemble pas à ce que les gens attendent de lui. On pourrait croire à une chanson de Randy Newman mais il s'agit d'une chanson de Mark Knopfler.
Il y a un peu de tout dans cet album. Des compositions et des reprises, certaines complètement remaniées par rapport à l'original et d'autres assez fidèles comme "Deep River Blues" de Doc Watson par exemple.
Tommy se met à jouer la chanson pour le plus grand plaisir de nos oreilles
Je reste effectivement relativement fidèle à ce blues que Doc Watson jouait sur la tonalité de Mi mais j'y ajoute ma patte. C'est une chanson tellement plaisante à jouer.
Et comme je le disais, de l'autre côté tu as des reprises étonnantes et totalement remaniées comme "Borderline" de Madonna ou bien encore "Purple Haze" de Jimi Hendrix !
Le truc avec la reprise de "Purple Haze" est que nous ne l'avions jamais jouée avant de l'enregistrer ! J'ai juste montré à Jerry Douglas comment je jouais le riff principal et les couplets (ndlr : il nous le montre au passage). Puis tout le reste a découlé d'emblée en studio. Cette chanson a été totalement improvisée. J'ai juste demandé à Jerry de me suivre et je lui ai dit qu'après c'est moi qui le suivrai et nous avons obtenu ce résultat en une seule prise. Quant à la chanson de Madonna, tout le monde m'en parle et cela surprend beaucoup de monde que j'aie porté mon choix sur un tel morceau. Mais il s'agit tout simplement d'une très bonne chanson avec de belles mélodies !
Sachant qu'il y a au moins un invité sur chaque titre, "Accomplice One"a dû demander un sacré travail au niveau de la concordance des différents emplois du temps de chacun n'est-ce pas ?
C'est tout à fait juste. Il m'a fallu deux ans pour achever "Accomplice One". Je suis tout le temps en tournée et lorsque je suis à la maison, ce sont les autres qui sont en tournée. Je devais m'assurer de réserver du temps avec chacun d'entre eux très en avance. Jason Isbell a par exemple passé une matinée entière avec moi et nous avons enregistré deux chansons : "Deep River Blues" ainsi qu'une autre qui ne figure pas sur l'album. J'ai beaucoup d'autres titres de côté. David Grisman et Bryan Sutton ont passé deux heures avec moi et nous avons enregistré pas moins de six chansons pendant ce laps de temps ! Accorder les planning a donc été difficile mais nous avons été très productifs à chaque fois. C'est toujours assez simple, une bonne atmosphère, un bon feeling et en général il en sort de bonnes choses. De toute manière lorsqu'un mec comme Bryan Sutton joue, tout ce qui en résulte est merveilleux ! La chanson que nous avons faite avec Mark Knopfler est également une première prise. Nous avons fait ça, nous sommes partis déjeuner et c'était déjà terminé! Quand Ricky Skaggs est arrivé, je savais que sa voix fonctionnerait très bien sur "Song And Dance Man" qui est une chanson australienne écrite par un de mes amis. Je savais qu'il aimerait beaucoup ce morceau. Je lui ai donc appris la chanson et présenté les paroles sur le feu et lui a délivré de très belles vocalises ainsi qu'une piste de mandoline dans la foulée. En une heure c'était bouclé! Jorma Kaukonen est venu me rejoindre sur Nashville un après-midi et il y avait Jake Shimabukuro qui jouait sur scène le soir même à Nashville. J'ai donc enregistré l'après midi avec Jorma et le lendemain matin j'étais dans le même studio avec Jake. Ca se passait comme ça, il fallait enregistrer et achever les choses pendant le court temps imparti, il était impossible de se dire que l'on pouvait finaliser une idée plus tard. Il y avait donc un peu de pression sur l'enregistrement du disque mais tout s'est bien passé car avec des invités de cet acabit, il était facile de faire de la bonne musique.
Tu joues en acoustique, mais on peut entendre à certains rares moments un tout petit peu de guitare électrique sur l'album avec notamment un effet Leslie.
Oui c'est vrai, cela se produit sur "Borderline" et sur "Looking Forward To The Past". Il s'agit d'une Gibson SG qui trainait au studio. J'ai eu envie de l'essayer et elle sonnait super bien ! J'ai donc décidé de la brancher et l'ingé-son m'a demandé si je voulais rajouter un plug-in simulant un effet Leslie par dessus. Ce n'était pas prévu. Bien qu'il s'agisse d'une Gibson SG, comme à chaque fois que je joue sur une guitare électrique, cela sonne comme une Telecaster ! Je ne peux l'expliquer mais c'est ainsi. Donne moi n'importe quelle modèle de guitare électrique, dans mes mains elle sonnera toujours comme une Telecaster.
En parlant de Telecaster, je suis tombé récemment sur des vidéos sur Youtube du G4 où tu utilises justement ta Telecaster à 3 micros et même si on n’est pas habitué à te voir jouer de la sorte, tu joues également merveilleusement bien dans ce contexte !
Merci ! J'ai eu beaucoup de plaisir à jammer avec Joe Satriani, Phil Collen et Paul Gilbert. Nous sommes habitués à faire des camps autour de la guitare avec Joe et d'avoir chacun une centaine d'élèves. La première fois que j'ai joué avec Joe c'était d'ailleurs à Marseille en 1994. Il s'agit de notre première rencontre et nous sommes restés amis depuis. Nous essayons toujours de trouver une opportunité pour tourner ensemble. Dans le dernier email que Joe m'a envoyé, il me disait : "nous devons trouver un moyen de collaborer ensemble et de partir en tournée". Je suis assez vieille école, je joue du blues, du rock n'roll et du rockabilly, je suis dans un autre style et nous devons trouver un terrain propice pour jouer tous les deux.
Pourquoi pas sur une tournée du G3 ? Ils ont bien essayé avec Robert Fripp de King Crimson qui proposait quelque chose de très différent, pourquoi pas toi ?
Ca pourrait être la bonne opportunité. J'ai déjà assisté à un show du G3 où Joe était accompagné par Yngwie Malmsteen et Steve Vai, ce dernier ayant été démentiel ce soir là ! Steve était totalement au dessus des autres sur cette date. Lorsque Steve est dans un bon jour, son niveau est presque effrayant tellement il est bon ! C'est également un mec bien, il a toujours été très sympa avec moi. Il vient toujours me voir lorsque je joue sur Los Angeles. Nous avons le même âge avec Joe et Steve, mais je n'ai pas encore eu besoin de raser mon crâne (rires) ! (ndlr : Steve non plus d'ailleurs !).
Parlons de ta guitare électro-acoustique signature chez Maton.
Maton est une compagnie australienne qui utilise uniquement des bois d'Australie. L'électronique de cette guitare est géniale. Tu peux la brancher sur n'importe quel ampli, elle sonnera toujours super bien. Vraiment une très bonne guitare.
Evidemment pour maîtriser comme toi l'art du fingerstyle, il faut beaucoup d'entraînement et de dévotion au style. Ceci étant, quel est ton réglage de prédilection si tu en as un ? (ndlr : Tommy Emmanuel me tend alors sa guitare pour que je joue dessus. Une guitare très agréable et confortable, à l'action très basse).
Il n'y a rien de spécial comme tu peux le voir. L'action est un peu plus basse que d'habitude car avec le froid qui règne en ce moment, le manche est sans doute un peu trop plat. Mon action est habituellement un petit plus haute mais ça va, la guitare sonne toujours bien. Je m'assure surtout de jouer sur du 12-54 car sur une guitare acoustique pour avoir un joli son il faut utiliser des cordes avec un minimum d'épaisseur. Je ne pourrais pas descendre en dessous de ce tirant en acoustique car il te faut cette pression des cordes et je dirais même qu'il faut essayer de jouer le plus près possible du chevalet car c'est là où il y a le plus de tension et c'est là où il y a le plus de distinction entre les cordes graves et aiguës. Le 12-54 est vraiment le tirant idéal pour moi. Parfois je peux m'accorder un peu plus bas et dans ce cas j'utilise du 13-56, toujours avec une action assez basse et plate. Mais il est vraiment important de garder des grosses cordes, c'est toute cette pression des cordes qui donne du punch au son capté par le micro lorsque la guitare est amplifiée.
On peut voir le symbole "C.G.P" sur la douzième case de ta guitare Maton qui n'est autre que l'abréviation du titre de "Certified Guitar Player" dont Chet Atkins t'a gratifié. Un titre que tu as dû recevoir comme un réel honneur de la part d'une de tes influences majeures. Pour rester dans les décorations, tu as été désigné il y a quelques années comme membre de l'ordre Australien (ndlr : un équivalent de notre légion d'honneur en quelque sorte). Une distinction plus surprenante qui a dû considérablement te toucher n'est-ce pas ?
C'est le plus grand honneur que mon pays l'Australie peut décerner à un citoyen n'étant pas militaire. Je ne suis pas un héro, je ne me suis pas rué dans un immeuble en feu pour sauver un bébé des flammes. Mais c'est un grand honneur que j'ai reçu pour ma contribution à la culture et à la musique australienne aussi bien au sein de mon pays qu'en tant qu'ambassadeur à l'étranger. Avant de songer à être un bon guitariste, il est déjà bien d'essayer d'être une bonne personne. Je suis aussi colonel du Kentucky, la plus haute distinction que cet état peut remettre à un non militaire. On m'a décerné ce titre car je lève des fonds pour financer des hôpitaux, des écoles et ce genre de choses. Beaucoup d'hôpitaux et d'écoles aux Etats Unis sont dans un triste état. Il n'y a pas d'argent et une mauvaise organisation, si bien que certains établissements sont dans des conditions vraiment précaires. Les enfants sont ceux qui en souffrent le plus et ce n'est pas juste. Le gouvernement devrait s'occuper de ça. L'année dernière j'ai tenu une vente aux enchères dans laquelle j'ai vendu la plupart de mes guitares et de mes amplis et j'ai donné l'argent à Médecins Sans Frontières, une excellente organisation humanitaire que l'on ne présente plus, et à Guitars For Vets dont le but est de redonner de la joie aux anciens combattants en leur offrant une guitare et en leur donnant un cours gratuit chaque semaine par un des 2000 professeurs volontaires. C'est une organisation fantastique dont je suis ambassadeur. Je ne parle pas de ces choses-là habituellement, je ne veux pas me faire de la publicité sur le dos de mes actions de charité mais vu que tu me demandais pour l'ordre Australien et que tout cela est lié, je me suis senti à l'aise pour le faire. La plus grande crainte lorsque tu lèves des fonds, c'est de ne pas savoir où part réellement ton argent et s'il arrive bien à la bonne destination. J'ai cité des organisations très sérieuses mais j'ai malheureusement eu une déconvenue avec World Vision (ndlr : ONG pour parrainer des enfants). J'ai donné beaucoup d'argent à World Vision et lorsque je me suis rendu dans une de leurs antennes en Afrique, je me suis rendu compte qu'il y avait pas mal de personnel corrompu sur place, qui se gardait sous le coude tout ce qu'il y avait de bien et qui ne donnait quasiment rien aux enfants. Cela m'a brisé le cœur car il y avait toute cette pauvreté et tu pouvais voir certaines personnes s'enrichir et se goinfrer alors qu'ils étaient censés s'occuper des gens vivant dans la misère. J'ai rencontré d'autres gens qui ont fait le même constat et du coup parfois tu te dis : "qui puis-je croire dans ces organisations ?". Mais Médecins Sans Frontières et Guitars For Vets sont des organisations en qui nous pouvons avoir confiance.
Comme tu le disais plus tôt, tu es habitué à tenir des camps autour de la guitare. Qu'as- tu de prévu de ce côté-là en 2018 ?
Je vais faire trois camps en 2018, un à Memphis, un autre dans un château en Ecosse et enfin un dernier camp dans la campagne australienne. Il y aura 120 étudiants sur 4 jours. Il y a trois autres professeurs pour m'épauler. Nous accueillons des guitaristes de tout niveau, des plus débutants jusqu'aux plus avancés. Nous apprenons comment composer et arranger des chansons et bien sûr comment s'exercer et s'améliorer techniquement. Il y a vraiment de tout et chacun de ces camps a ses différences.
Tu es un guitariste phénoménal que beaucoup prennent en référence. Tu as sans doute à peu près tout en magasin du point de vue de la technique. Pour autant, est-ce qu'un guitariste accompli comme toi parvient encore à être impressionné par d'autres guitaristes ?
Je ne suis vraiment pas sûr d'avoir tout en magasin. Je joue simplement à ma manière. Parfois j'aimerais pouvoir jouer et écrire comme Al Di Meola par exemple car je le considère comme un véritable génie de la guitare. J'adore également la manière de jouer de Joe Satriani mais je suis parfaitement incapable de jouer ainsi. Je me dois d'être satisfait par mon jeu car c'est mon job. Si je commence à m'arrêter et à observer autour de moi et me comparer à d'autres guitaristes, il est possible que cela me déprime, allez savoir (rires) ! Le monde est peuplé de tellement de guitaristes incroyables, qu'il vaut mieux que je continue d'écrire mes chansons et de jouer à ma manière et de continuer d'avoir ma spécificité. C'est vraiment honnête ce que je dis. Je n'essaie vraiment pas de ressembler à certains de mes héros comme Larry Carlton ou George Benson car je ne peux pas penser la guitare de la même manière qu'eux. Je le fais à ma façon et je suis tout simplement reconnaissant que des gens aient l'air d'apprécier ce que je fais et qu'ils continuent de venir me voir en concert. Tant qu'ils reviendront, je reviendrai aussi !
Tu as joué avec des guitaristes tels que Chet Atkins, Doc Watson ou bien encore Eric Clapton. Quel a été l'enseignement principal que tu as reçu de ces expériences ?
J'ai appris énormément de choses en jouant avec ces guitaristes. Si quelqu'un est capable de ne tirer aucune leçon de ce genre d'expérience, alors il est probablement fou ! Lorsque j'étais en tournée avec Eric Clapton et que je le voyais jouer soir après soir, je constatais l'immense liberté avec laquelle il jouait. Cela a considérablement changé ma manière d'aborder mon jeu et mes solos. Rien que le fait de l'observer de très près, m'a permis d'acquérir un tout autre niveau de liberté dans mon jeu. Pour rester dans les constatations, en assistant à des performances de George Benson et de Steve Lukather, j'ai vu à mon sens les deux meilleurs solistes au monde. Ces deux là ont un jeu phénoménal, vraiment époustouflant et magnifique! Ils sont très créatifs, chacun à leur manière. Ce sont vraiment deux guitaristes qui m'inspirent, même si là aussi je ne peux pas jouer comme eux. Mais je peux les écouter, m'en inspirer et m'en servir dans ce que je fais !
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