Les artistes ayant une vision au-delà de leur musique sont assez rares. Pourtant, Napoleon Washington en fait partie et la manière dont il a crée, distribué et promu son troisième album, Mud & Grace, le démontre implacablement. Voilà pourquoi nous lui avons laissé largement la parole dans un entretien passionnant qui devraient donner envie à ceux qui ne le connaissent pas encore de découvrir rapidement son blues rock bien senti.
Peux-tu nous éclairer sur ton parcours ?Napoleon Washington : D'aussi loin que je me souvienne, le métier de musicien a toujours été un fantasme... Mais paradoxalement, je ne me suis jamais permis d'en faire un projet. J'en ai fait le nord de ma boussole plutôt que le but du voyage, en quelque sorte. Je me fous d'arriver quelque part, ou plutôt je n'ai aucune envie de terminer, "d'achever" quoi que ce soit : je fabrique, c'est ça qui m'intéresse. J'ai donc un parcours des plus standards, du genre que partagent ceux qui n'ont pas de plan de carrière : parallèlement à mes études de graphisme, j'ai monté quelques douzaines de petits bands, répété dans des caves, joué dans des pubs, rêvé sur des autoroutes et recommencé le tout avec assez d'acharnement pour qu'un jour, un band new-yorkais (de passage dans un club dont j'étais entre-temps devenu le concierge) m'engage quand j'avais une vingtaine d'années. J'ai appris le métier en tournée, et on peut dire que ça a été un crash-course brutal et efficace. Ensuite, j'ai monté un trio qui a tourné en Europe et un peu aux Etats-Unis pendant huit ans, tout en servant régulièrement de backing band à Rock Bottom (un harmoniciste de Tampa aujourd'hui disparu) lorsqu'il venait en Europe. C'est un peu sur les encouragements de ce dernier que j'ai osé faire le pas vers le travail en solo et en acoustique, et c'est à ce moment-là que le projet Washington est né. Je suppose qu'en termes de parcours, on peut dire que j'ai fait un mélange de ce qui me passait par la tête et à portée de main, à fond et sans jamais attendre d'être prêt. C'est assez banal, mais ça peut être efficace.
As-tu suivi une quelconque formation musicale durant ta jeunesse ? Si oui, que dirais-tu qu'elle t'a apporté ?
Napoleon Washington : Non, je n'ai aucune formation proprement dite. Rétrospectivement, je pense que des études "cadrées" m'auraient fait gagner beaucoup de temps... Mais encore une fois, je ne pensais pas arriver où que ce soit, je voulais juste "faire". C'était un peu naïf mais il faut bien admettre qu'à l'époque, le parcours académique était simplement déconnecté de la musique qui m'intéressait. Et d'autre part, je sentais bien qu'aucune école ne pouvait m'apprendre ce qui me fascinait chez Muddy Waters, par exemple. Ça a au moins eu l'avantage de mettre ma volonté suffisamment à l'épreuve pour comprendre que les moyens dont on dispose sont ceux que l'on se donne. J'aurais pu me faciliter la tâche en allant chercher l'info là où elle était le plus accessible, mais peu importe. J'ai travaillé deux fois plus dur, et j'y ai sans doute aussi gagné quelque chose. J'ai compris plus tard que les mecs de Motown, par exemple, étaient tous des musiciens de jazz franchement pointus. Joe Messina joue des backbeats comme personne, ce qui semble extrêmement simple (et ne l'est pas du tout), et pourtant il a joué beaucoup avec Charlie Parker sur des trucs carrément poilus. Quand j'ai compris ça, je me suis mis au boulot. Mais comme c'était un peu tard pour entrer dans une école, je me suis débrouillé tout seul.
Tu sors ton troisième album, Mud & Grace. Quel regard portes-tu sur ton évolution musicale qui t'a conduit à le composer ?
Napoleon Washington : Quant à porter un regard sur mon travail, je pense que ce n'est pas à moi de le faire : une fois que l'objet est terminé, il faut le laisser s'en aller et accepter que l'auditeur se fasse une opinion sur la valeur des choses. Ce que j'en pense n'a pas d’importance. J'essaie simplement de rester en mouvement, de continuer d'apprendre et d'avancer sans me répéter. Quelqu'un qui consacre quarante-cinq minutes de sa vie à un album mérite du respect et de la reconnaissance, et je fais de mon mieux pour en tenir compte... Le temps que des gens ont passé à m'écouter ne reviendra jamais dans leur vie, aussi j'essaie aussi d'être attentif au sens de mon boulot. Quand je n'ai rien à dire, je me tais.
La diffusion de ce disque est très originale. Peux-tu nous expliquer la démarche et surtout sa gestation ?
Napoleon Washington : A vrai dire, ce projet est une expérience, pas un "statement". Je sais que la notoriété dont je dispose est extrêmement limitée, et que – comme tous les types qui font un truc assez peu "mainstream" – je dois fournir la curiosité en même temps que le produit. Personne ne s'intéresse spontanément à ce que je fais, et je ne m'en désole aucunement ; c'est ainsi et les lamentations sont un gaspillage d'énergie. Ce qu'il s'agit de faire, c'est d'avoir la politesse et l'humilité de fournir aux gens, en plus de la musique, une raison de se pencher sur mes petites chansons. A cet effet, nous avions par exemple enregistré mon premier disque en pleine ville, sous un pont, avec un studio mobile assez pointu. L'idée n'était pas tant que cela rajouterait une dimension indispensable à la musique, mais que cela générerait assez de curiosité pour que les gens écoutent la musique. Pour Mud & Grace, qui est mon troisième album, je me suis dit que le caractère relativement confidentiel de ma production pouvait finalement se tourner à mon avantage, et que j'avais des libertés que tout un tas d'artistes de plus gros calibre n'ont pas, y compris financièrement. Plus philosophiquement, on peut résumer la chose comme ceci : je dois connaître une cinquantaine de chansons qui commencent par "I woke up this morning", mais je n'en connais aucune qui commence par "What in the world did I wake up for this morning ?". Je me suis donc posé la question et à ma grande surprise, je me suis aperçu que je ne me levais pas pour faire de la musique, mais simplement pour essayer de mettre au point puis de partager un petit univers. Dès lors, la question de la musique devenait celle de l'outil, et rien ne m'oblige à ne faire usage que d'un seul outil. Or, il se trouve que je sais aussi un peu faire des images ; pourtant, j'ai toujours pris grand soin à conserver mes différentes activités dans des compartiments parfaitement étanches. Je me suis demandé ce qui se passerait si je m'autorisais à approcher mon envie "d'ouvrir une fenêtre sur mon petit monde" d'une manière plus globale, et le projet de Mud & Grace et du livret "vivant" et parti comme ça.
Un projet comme celui-ci, tel qu'il apparaît sur napoleonwashington.com, est simplement impossible à réaliser pour une maison de disque : c'est beaucoup trop cher. Un album composé de treize titres, avec une production très soignée, est déjà un challenge en soi. Lorsque s'additionnent à cela plus de quarante-cinq minutes de films d'animation et une programmation Internet extrêmement complexe, on fait appel à une structure de production très lourde, très coûteuse et qui implique beaucoup de monde. Mais comme j'avais la chance de pouvoir prendre la conception et la réalisation entièrement en charge, je n'avais plus qu'à trouver un partenaire pour en assurer la mise en ligne. C'est Artinbox Multimédia, à Montréal, qui s'en est chargé, et c'était un enfer mais ils y sont arrivés. Le tout s'est donc fait avec une structure assez simple, ce qui a permis d'économiser énormément d'argent et surtout de parvenir à un résultat qui correspond exactement à l'idée de départ.
Le disque contient une composition de Zachary Richard. Peux-tu nous expliquer ce choix ?
Napoleon Washington : Sur chacun de mes disques, j'ai tenu à faire figurer un titre qui ne soit pas un original. Je vois cela comme une manière de prendre position, de me situer. Je pense que le choix d'un morceau particulier est très révélateur, bien au-delà de ce que l'on pense en général maîtriser, en sans doute même plus encore que la manière dont on l'interprète. Cette chanson m'avait simplement ému, il y a de ça au moins une vingtaine d'années, et j'ai toujours eu envie d'en faire quelque chose. Je voulais simplement attendre le bon moment et le bon contexte.
Quel matériel as-tu utilisé pour l'enregistrement de Mud & Grace ?
Napoleon Washington : En fait, j'ai réalisé en travaillant sur les maquettes des albums précédents que j'avais non seulement besoin d'un laboratoire, mais également que le final prenait nettement plus d'ampleur lorsqu'on parvenait à conserver certains éléments du travail de préproduction, par opposition à tout refaire une fois en studio. Or, si l'on peut mettre au point l'écriture sur un laptop à peu près n'importe où, enregistrer de "vrais" instruments ne se fait pas dans son salon. J'ai donc commencé par construire un lieu de travail, un vrai studio doté d'une acoustique parfaite et d'un équipement sérieux. Tout le tracking et le mix se sont faits de cette manière, puis nous avons fait le summing et le mastering dans un autre studio, en repassant le tout dans autant d'outboard que nécessaire. Au niveau du matériel, la liste exhaustive serait un peu longue à dérouler, mais on peut citer du Sennheiser, Telefunken et sE en micros, du Millenia et du API en preamplis, du LA-2A, Manley, Distressor, Summit et j'en passe en compresseurs, du Lynx en convertisseur, et du Shadow Hills en summing.
Quand vient le moment de définir ton style, on est embarrassé... Je dirai qu'il est ancré dans le blues et qu'à partir de là tu peux tout te permettre. Est-ce une vision que tu partages ?
Napoleon Washington : Modestement, oui ! Je suis franchement honoré lorsqu'on renonce aux classifications. Je déteste les étiquettes, c'est un poison pour la curiosité. A mon sens, un des exemples les plus impressionnants est Tom Waits : personne ne se demande plus ce que ce type fait. Il fait du Tom Waits, c'est tout. C'est le but ultime : un truc qui se suffit à lui-même. Je n'ai pas la prétention d'en être là, loin s'en faut, mais coller à un style n'a pas le moindre intérêt pour moi. Ce qui m'intéresse est de raconter des histoires, rien d'autre.
La scène blues rock commence à redevenir populaire notamment grâce aux prestations de Joe Bonamassa. Que penses-tu de ce jeune guitariste et de son style ?
Napoleon Washington : A vrai dire, j'écoute plus de Chopin que de blues rock.
Quels sont les guitaristes suisses que tu apprécies le plus ?
Napoleon Washington : Ah, j'espère que vous me pardonnerez de botter en touche, mais je n'écoute personne en fonction de l'instrument qu'il pratique, et encore moins en fonction de sa nationalité. Le groupe sanguin, les convictions religieuses et le régime alimentaire des gens dont j'apprécie la musique ne m'intéresse pas, pas davantage qu'ils aient choisi le bouzouki ou la cornemuse pour s'exprimer.
Ton site Internet est tout simplement superbe. Es-tu toi-même un accro du Net ? L'utilises-tu pour y faire de nouvelles découvertes musicales ?
Napoleon Washington : Je ne suis pas un accro du Net, dans la mesure ou c'est juste un outil... Etre un "accro" du tournevis ou de l'épluche-légumes me semble un peu idiot. En revanche, je m'en sers énormément. C'est une source invraisemblable d'information. Par exemple, j'ai étudié sérieusement l'acoustique, qui est un domaine extrêmement complexe, et le Net est une ressource fabuleuse pour ce genre de chose, tout ce que l'on pourrait qualifier d'information "froide". A mon sens, Internet est un excellent vecteur de "concret" : info, références croisées, technique, et tout ce qu'on pourrait considérer comme des "objets". Par exemple, je recherchais l'autre jour une interview que Sinatra avait accordée à Playboy dans les années 60, et je l'ai trouvée en trois clics. J'ai lu une tonne de papiers économiques avant de me lancer dans la mise en ligne de mon site, parce que je voulais savoir où quoi en était l'industrie et la distribution digitale : pour peu que l'on s'astreigne au travail de synthèse avec discipline, tout est là. En revanche, aussitôt qu'on entre dans le subjectif, ça ne vaut plus grand chose. Tout le monde déballe son avis sur tout et n'importe quoi, et semble avoir une très haute idée de sa propre opinion... Il est d'ailleurs assez amusant de constater que le ton général est encore très proche de l'éditorial, avec une attitude très pontifiante. Le Net a fait de monsieur tout-le-monde un chroniqueur du New York Times. Que personne ne lit.
Fréquentes-tu notre portail guitariste.com ?
Napoleon Washington : Non... Je n'ai pas vraiment l'impression d'être un guitariste, juste un artisan.
Napoleon Washington – Mud & Grace
Fourmi Rouge
www.napoleonwashington.com
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